samedi 8 mai 2010

José Luis Moreno Pestaña, Chercheur, intellectuel consacré, prophète : trois réceptions de Pierre Bourdieu en Espagne


José Luis Moreno Pestaña
Chercheur, intellectuel consacré, prophète :
trois réceptions de Pierre Bourdieu en Espagne

Publié in Gérard Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu,  Éditions du Croquant, 2005, p. 363-376.


Il me semble possible de délimiter trois phases dans la réception de l'œuvre de Pierre Bourdieu en Espagne : elles correspondent à trois modalités distinctes. J'appellerai la première « réception spécialisée », la deuxième « réception d'un auteur consacré » et la troisième « réception prophétique ». La réception de Bourdieu se différencie nettement de celle d'un philosophe ou de celle d'un idéologue. Un philosophe ou un idéologue est normalement reçu selon les modalités propres à la troisième phase et, parfois, à la deuxième. Un sociologue reste normalement cantonné dans la première ou dans la deuxième catégorie et il accède rarement, comme Bourdieu, à la troisième.
À travers cette réception on peut distinguer, à très grands traits, des pôles de définition de l'excellence sociologique dans le champ de la sociologie espagnole. J'aimerais que ce texte puisse servir à objectiver la relation que nous, jeunes sociologues travaillant en Espagne, entretenons avec l'héritage de Bourdieu. Je n'aspire pas à le faire de manière exhaustive, mais je me considérerais comme satisfait si j'ai contribué à l'élucidation de cette question.

La réception spécialisée

Pendant les années 1960, il y eut parmi les intellectuels espagnols un certain intérêt pour l'œuvre de Bourdieu. Le philosophe José Luis López Aranguren écrivit une introduction pour Les Héritiers et collabora aux questionnaires administrés dans L'Amour de l'art. Le psychiatre Carlos Castilla del Pino présenta Bourdieu dans ses séminaires à Cordoba. Ces rencontres intellectuelles se firent en un temps où l’auteur et ceux qui le lisaient n'étaient pas encore ce qu’ils sont devenus.
La première réception de Bourdieu, toujours associé au nom de Jean-Claude Passeron, l'intègre dans une vague de sociologie critique de l'éducation : il est souvent accompagné de cet autre grand classique de la sociologie française de l'éducation des années 1960, L'École capitaliste en France de Baudelot et Establet. Comme on le sait, Baudelot et Establet critiquaient Les Héritiers et Bourdieu leur rendit la pareille dans La Distinction. Issus d'une matrice institutionnelle et intellectuelle commune, l'École normale supérieure, ces deux livres présentaient des différences de taille, mais qui ne suscitaient souvent que des distinguo mineurs chez les récepteurs. Carlos Lerena, le sociologue qui contribua le plus à l'institutionnalisation de la sociologie de l'éducation en Espagne, considéra, quant à lui, que ces distinguo méritaient d'être faits et que la comparaison était favorable à Bourdieu, et ce, de manière écrasante. Ainsi, dans une note d'un livre capital, Lerena, qui occupera la chaire de sociologie de l'éducation à l'université Complutense à Madrid, mobilisait toute l’autorité de l'exposé à la première personne lorsqu'il écrivait :

« Fondée sur une théorie de la ‘violence symbolique’ et en même temps sur une théorie des relations entre ‘arbitraire culturel’, ‘habitus’ et ‘pratique’, la théorie de l'‘action pédagogique’ de Pierre Bourdieu, exprimée avec Jean-Claude Passeron, surtout dans l'œuvre citée [La Reproduction] a marqué, selon moi, un véritable point de rupture, à ce moment, dans le champ de la sociologie de l'éducation. Que cela soit opportun ou non, je souhaite dire à titre personnel que le niveau de profondeur de ce que je connais en matière d'éducation des écrits de L. Althusser, de N. Poulantzas, de Ch. Baudelot, de N. Bisseret, de K. Wagner, de R. Wark, pour ne pas parler de travaux plus éloignés, malgré leur importance réelle, ne soutient pas, selon moi, dans l'ensemble, la comparaison avec ce qu'a produit P. Bourdieu, depuis qu'il publia en 1964, avec J.-C. Passeron, Les Héritiers et Les Étudiants et leurs études » .

En dépit de cette prise de position, Lerena interprétait Bourdieu selon des catégories qui lui étaient propres. Ainsi, se réclamant de l'héritage wébérien en matière de sociologie de l'éducation, Lerena ne manquait pas de signaler la revendication nietzschéenne commune d'une triade dont la complicité ne semble pas évidente, quand on voit le monde intellectuel à partir du boulevard Raspail : Bourdieu main dans la main avec Foucault et Deleuze. Simple confusion de lecteur étranger ou lucidité de celui qui découvre des interdépendances dans ce que les auteurs eux-mêmes conçoivent comme des entreprises fort éloignées ? La réponse à cette question n'est pas facile. Pour tenter de répondre, il faudrait, je crois, éviter deux positions : celle de la certitude indigène, qui part de l'existence d'une bonne lecture, le reste n'étant que des dégradations, et celle de l'amalgame hâtif : celui-ci, qu'il soit positif ou négatif, caractérise en général des lecteurs qui abordent un univers culturel sans avoir été initiés aux clefs pratiques de cet univers.
Cette première réception – spécialisée – définit un premier modèle de prise de position face à Bourdieu. Son œuvre est considérée comme un ensemble de thèses résultant d'un processus de production et d'interprétation de données empiriques concernant le rôle reproducteur de l'école. Ce type de réception a une vertu : pour l’accomplir, il faut être compétent sociologiquement dans le domaine, tout le monde ne peut pas se prononcer, ce qui augmente le droit d'entrée en sociologie, science toujours ouverte aux propos sentencieux du premier venu. Cette justice épistémologique comporte aussi un potentiel de distorsion. L'œuvre de Bourdieu ne se limite pas à un seul et unique domaine des divisions internes à la sociologie, mais contient un programme sociologique général, fondé sur des prémisses anthropologiques et philosophiques particulières et pas toujours faciles à capter – ce que Lerena percevait bien. La sociologie de l'éducation de Bourdieu, par exemple, est indissociable d'une sociologie des sources du pouvoir ou d'une sociologie de la connaissance et des intellectuels. Les approximations associées à une connaissance imparfaite et à un mésusage des notions centrales de Bourdieu, depuis l'habitus jusqu'à l'homologie de positions, peuvent être source de malentendus – on ne comprend tout simplement pas ce qu'il écrit – ou de condamnations simplistes – je pense à ceux qui englobent Bourdieu dans le fonctionnalisme en sociologie de l'éducation.

Un grand nom des sciences sociales : Bourdieu comme référent généralisé

La deuxième grande réception de Bourdieu résulte de la consécration définitive de l'auteur dans le champ de la sociologie et de l'anthropologie. L'œuvre par excellence, sans aucun doute, de cette installation de Bourdieu est La Distinction. En Espagne, Jesús Ibañez considérait Bourdieu comme le meilleur sociologue vivant et cette consécration ne venait pas de n'importe qui. Jesús Ibañez constitue un jalon fondamental dans la sociologie espagnole de l'époque post-franquiste. Chercheur empirique génial, homme à la culture épistémologique encyclopédique (et terriblement ésotérique !), sympathisant politique de l'extrême gauche, Ibañez fut un prophète exemplaire pour toute une génération de sociologues (un individu qui, selon Weber, montre par son comportement un modèle à suivre, en marge de toute mission divine ou devoir moral d'obéissance). Sa pratique sociologique a délimité un pôle crucial dans le champ sociologique espagnol. Ce pôle, celui de la recherche qualitative – dans le langage indigène les « cualis » par opposition aux « cuantis » – fait entrer la sociologie empirique dans des traditions philosophiques bien établies. L'estime d'Ibañez pour Bourdieu a incité de nombreux jeunes à le lire et à faire de lui une référence de base au sein des programmes de formation des sociologues.
Si je ne me trompe pas, Ibañez représente la consécration d'un style de sociologie qui comporte diverses tendances. D'un côté, il est le sociologue-philosophe, qui désire aller au-delà de la sociologie et qui est, de ce fait, reconnu comme étant l'auteur le plus sophistiqué de la sociologie espagnole. De l'autre côté, Ibañez est un sociologue empirique, bien intégré dans le travail de recherche, emblème d'un ensemble de sociologues aux trajectoires semi-bohèmes ou, en tout cas, marginales d'un point de vue académique, mais jouissant d'un énorme prestige et d'une grande créativité intellectuelle, groupe qui inclut Alfonso Ortí, Ángel de Lucas, etc. Bref, Ibañez est – ou fut – un sociologue totémique de l'intelligentsia de gauche madrilène, des groupuscules artistiques, des jeunes révolutionnaires. De telles tendances, que je désignerai comme philosophiques, scientifiques et mondaines, produisent des matrices distinctes pour la lecture de Bourdieu. La première matrice impose une prise en considération de Bourdieu selon la hiérarchie des classifications qui prévalent dans le champ philosophique espagnol. La tradition spiritualiste, anti-matérialiste et scolastique de la philosophie espagnole ne permet pas des réceptions particulièrement favorables de l'auteur : il est toujours vulgaire, déterministe, etc., aux yeux d'une culture obsessionnellement anti-positiviste et anti-scientifique. Comment pouvons-nous expliquer autrement qu'Ibañez ait éprouvé le besoin de se légitimer philosophiquement à l'aide de « sociologues » plus « profonds » tels que Maffesoli et Baudrillard, pour ne pas parler de la cybernétique ?
Cette matrice philosophique de lecture, inspirée par Ibañez, n'est pourtant pas sans vertus. Dans l'œuvre d'Ibañez, Bourdieu apparaît, comme chez Lerena, en compagnie d'auteurs que l'environnement français sépare (par exemple, Foucault et Althusser). Cette lecture a l’avantage de faire ressortir des connexions là où le microcosme parisien accentue les divisions. En ce sens, Ibañez inaugure aussi un mode de discussion avec Bourdieu fécond pour les sciences sociales : on peut en voir le développement dans le livre important de Luis Enrique Alonso, La mirada cualitativa en sociología, ou dans les travaux de Fernando Alvarez Uría et de Julia Varela (ces derniers très proches de Foucault et surtout de Robert Castel), mais aussi dans les réflexions sur la technique du groupe de discussion dans l'entourage d'Ibañez. Cette technique de recherche fut examinée par Enrique Martín Criado avec Goffman et Bourdieu pour références.
En deuxième lieu, Ibañez impose une matrice scientifique de réception de Bourdieu dont la logique avait déjà été formulée par la première réception, mais avec un spectre élargi. Bourdieu n'est plus seulement sociologue de l'éducation, il l’est aussi des classes sociales, de la structure sociale et des processus de mobilité, questions que la sociologie espagnole commence à réviser à la fin des années 1980, mais en se référant moins à Bourdieu qu'au marxisme analytique.
En troisième lieu, Bourdieu commence à faire partie d'une « culture moyenne » d'amateurs de la sociologie, dans laquelle il entre comme référence de l'intelligence critique, associé ou opposé à d'autres comme Fredric Jameson, Theodor W. Adorno, Edward P. Thompson, Edgar Morin, Foucault et le toujours présent – heureusement, dirais-je – Althusser. On y trouve, d'une part, les individus de la génération d'Ibañez comme Vicente Verdú, auteur consacré par les médias, qui vient d'écrire un livre dans lequel, selon le commentaire dithyrambique de Joaquín Estefanía (ancien directeur d'El País), il dépasserait Bourdieu. D'autre part, il y a le monde de la bohème critique, agité de passions intellectuelles fugitives, mais non sans capacité d'insertion politique et existentielle des produits intellectuels. Une insertion sans laquelle Bourdieu serait un grand sociologue... mais seulement un grand sociologue. Comme Merton. Et je ne crois pas que Bourdieu aurait souhaité avoir la même image sociale que Merton.

La réception prophétique

Cette dernière image se renforce avec la grande réception de Bourdieu qui suit ses prises de position politiques, surtout à partir des grèves de 1995. Celui qu'on reçoit maintenant n'est plus le chercheur spécialisé ni le sociologue consacré internationalement, mais le dernier maillon d'un grand lignage d'intellectuels engagés français. Bourdieu est désormais un prophète. Sa vie est objet d'admiration – promotion sociale héroïque, critique implacable de son propre milieu intellectuel – ou bien de mise en question – mandarin, bureaucrate, sectaire, etc.. Ses positions politiques se voient converties en un emblème qui condense et résume sa vie. C'est là un bien curieux prophète, puisque le discours politique de Bourdieu est celui d'un social-démocrate strict et, quand on le compare à d'autres discours intellectuels, le moins que l'on puisse dire est qu'il a été le plus modéré des radicaux. Défenseur de l'État social et d'une conception scientifique de la sociologie, Bourdieu est difficile à situer dans le spontanéisme de la gauche anti-globalisation espagnole. Et pourtant il entre dans les sacs à dos, mais beaucoup moins, par exemple, que Toni Negri. En ce moment, certains philosophes commencent à se préoccuper de Bourdieu.
En même temps, Bourdieu est de moins en moins consensuel parmi les sociologues : certains jeunes chercheurs qui le reçurent initialement ont vieilli et les radicaux des années 1970, sociaux-démocrates pendant les années 1980, sont devenus sociaux-libéraux ou de droite sans complexes dans les années 1990. L'image politique de Bourdieu commence à être utilisée comme mécanisme de disqualification par des sociologues qui furent autrefois des sympathisants : le vieux Bourdieu, dit-on, voulut être un nouvel intellectuel gauchiste typique et, sur cette route, il perdit son ressort scientifique. Mais cette réaction n'a guère de succès : les jeunes sociologues, mais aussi maintenant des philosophes, des historiens, des anthropologues, commencent à lire massivement Bourdieu et, dans une culture qui importe Giddens, Lyotard, ou Ulrich Beck, La Misère du monde ou Les Structures sociales de l'économie semblent des textes d'un rationalisme spartiate. Le ton est devenu plus dur, plus amer, si on le compare avec l'ironie désinvolte des Héritiers ou de certaines parties de La Distinction, mais Bourdieu continue à se réclamer fièrement des mêmes niveaux de réflexivité scientifique et du même amour pour le travail empirique.
Spinoza disait qu'un prophète, c'est un homme qui impose le respect par sa vie, mais non par ses connaissances. Les prophètes, expliquait-il, ont une immense imagination qui leur permet de s'exprimer avec une vivacité extraordinaire, une force particulière pour capter les signes divins que le commun des mortels ne comprend pas, et une texture morale impétueuse et indignée. Je remplacerai le deuxième trait – les signes divins – par la capacité de lire les signes des temps, abrités dans une vision remarquable que les autres ont peine à obtenir : les trois traits de Spinoza peuvent ainsi servir à caractériser les discours prophétiques des intellectuels. Bourdieu, le dernier Bourdieu, fut un sociologue plein de vivacité rhétorique, convaincu que le monde prenait un cap très dangereux, politiquement de plus en plus engagé et de moins en moins enclin à censurer les mouvements de son esprit. Beaucoup de gens le percevaient ainsi et le voyaient comme un guide. Prophète, donc : je ne crois pas que Bourdieu, wébérien et spinozien convaincu, eût méprisé ce nom.
Mais en fait, il ne fut pas que cela. Une expérience simple permet de le vérifier. Un étudiant, un jeune sociologue, anthropologue ou philosophe, peut lire Bourdieu en espérant le salut du monde ou son propre salut : je l'ai fait et, à l'occasion, je le fais encore. Pour certains, c'est là une passion nuisible : c'est ce que pense Jean-Claude Passeron. Je le leur concéderai : à être lu comme prophète, Bourdieu peut être accueilli avec la même confusion transie que le furent Althusser, Foucault, Sartre, ou les prophètes intellectuels de droite, Karl Popper et Friedrich Hayek. Mais il y a une différence. Si l'on comprend Bourdieu, on n'obtient pas seulement un message salvateur – présent dans La Misère du monde et dans l'apothéose finale des Méditations pascaliennes –, mais un ensemble de ressources essentielles pour se consacrer au travail empirique en sociologie ou en anthropologie.
Bourdieu, contrairement à ce qui se dit, ne produit pas de bourdieusiens, même s'il pourrait bien en produire, et je ne crois pas que ce soit la pire des choses qui puisse arriver : il produit des sociologues du corps, des classes sociales, de l'éducation ou de la différence sexuelle et, bien sûr – que cela plaise ou non à Bourdieu – des philosophes des sciences sociales, avec un certain niveau de compétence, plus ou moins élevé en fonction de la démarche, du thème et de l'intelligence de chacun. Hommages que le vice prophétique rend à la vertu scientifique. On ne pourrait pas dire la même chose de Foucault et encore moins d'Althusser, de Giddens ou de Beck. Aucun d’eux n'est moins prophétique que le dernier Bourdieu. Mais permettent-ils d'accumuler, par leur lecture, des ressources scientifiques pour les différents domaines de la sociologie et de l'anthropologie ? De la dernière forme de réception de Bourdieu, la prophétique, on peut arriver à la première, la scientifique. J'ai de sérieux doutes en la matière pour ces autres grands penseurs.
La raison en est fort simple : Bourdieu est un classique des sciences sociales empiriques. Et, en tant que tel, il produira toujours des sociologues et des anthropologues. Je terminerai en racontant une anecdote que je mentionne parce qu'elle me sert à clarifier les choses pour les étudiants qui viennent à mes cours et qui, comme moi, ne savent pas très bien quel est le chemin qu'il faut parcourir pour devenir un chercheur compétent en sciences sociales. Après avoir terminé une thèse sur Foucault, je désirai être sociologue et je m’adressai à un département de sociologie en Espagne. Je parlai avec un grand sociologue et je lui dis que je désirais étudier la vocation chez les travailleurs sociaux. Il me regarda fixement et me dit qu'un type dans mon genre, un docteur en philosophie, devait se consacrer à autre chose. Je proposai « Bourdieu et le langage » et il m'encouragea vivement à choisir ce sujet. Le jour de mon arrivée au Centre de sociologie européenne, j'expliquai mon projet sur « Bourdieu et la philosophie du langage ». Remi Lenoir me demanda quel était mon curriculum, puis il me répondit : « Vous êtes déjà philosophe, si vous voulez être sociologue – et je compris rapidement que ce n'était pas la même chose – étudiez quelque chose de concret. Puisque vous connaissez le travail social, pourquoi ne pas étudier cela ? » Je laissai en paix Bourdieu et les philosophes du langage. Remi Lenoir me conduisit chez Gérard Mauger, qui me prodigua mille attentions et supporta que je lui raconte chacun de mes progrès dans un français assez difficile à comprendre. Ce fut le commencement de mon premier travail empirique et un nouvel engagement épistémologique pratique : les grands thèmes n'existent pas, l’intérêt réside dans le regard porté. Faire entrer cela dans l'inconscient académique n'est pas facile. Bourdieu, une fois de plus, a bien expliqué pourquoi.
Je raconte cette histoire parce qu'elle me sert avec mes étudiants, mais je ne peux pas éviter de me sentir un peu mal à l'aise. Un des vices fondamentaux des intellectuels dominés, réside dans ce que Passeron et Grignon, utilisant un mot sud-américain, ont nommé hérodianisme. Beaucoup – comme Hérode qui, vivant en Palestine, était plus Romain que les Romains – vivent plus à Paris que les Parisiens et importent des affects mélangés à des concepts, emballés dans des potins produits dans la métropole culturelle, comme on importe une religion, d'adulation ou de haine. Les potins servent chez les présomptueux et les mythomanes à créer des sectes et à dégrader les énergies créatrices, mais ils servent surtout à acquérir l'aura de celui qui est « au parfum ». Le résultat final est souvent ridicule : Paris change, les émetteurs et les destinataires des potins aussi, comme les noms inscrits au hit parade des intellectuels. Et celui qui croyait se repérer parmi les grands se retrouve dans un univers de références aboli. Bourdieu appelait allodoxia ce mécanisme qui fait que les dominés se perdent toujours dans les codes baroques des dominants.
Il faut continuer à lire Bourdieu en Espagne en marge d'un hérodianisme dont ne bénéficient que ceux qui peuvent suivre les mouvements de la doxa intellectuelle : que ce soit comme chercheur spécialisé dans un domaine du monde social, comme théoricien global du monde et de la domination – mais aussi de la liberté possible – et même (quel crime !) comme prophète de choses aussi insensées que l'État social, le rationalisme pascalien et une science sociale unifiée. Il y a de nombreuses chances, si on le lit bien, que la passion salvatrice permette un accès aux ressources d'objectivation scientifique que Bourdieu emploie à chacune des pages qu'il a écrites. Des ressources qui, comme le disent des gens bien plus savants que moi, n’appartiennent plus à Bourdieu, ni à son école et encore moins à Paris et à la culture française, mais bien, pour employer les termes de Réponses, à cet univers impersonnel que Bourdieu partage, (bien avant sa mort déjà), avec Norbert Elias, Erving Goffman, Aaron Cicourel, Marx et Weber, Durkheim et Mauss, Husserl et Wittgenstein, Bachelard et Cassirer.

1. Une introduction très intéressante, dans laquelle Bourdieu et Passeron sont placés sans nuances sous le patronage de Raymond Aron, dans le sillage de l'inspiration de Goblot. Sur La Barrière et le niveau Luis Enrique Alonso a réalisé une édition qui clarifie les choses à cet égard dans le CIS. Voir Émile Goblot, La barrera y el nivel. Estudio sociológico de la burguesía francesa moderna, Madrid, CIS, 2003. Aranguren s'y oppose à la culture psychologiste de la pédagogie espagnole : dans les facultés de pédagogie, s'indigne Aranguren, on n'étudiait même pas la sociologie. Le questionnement du moralisme auquel Les Héritiers condamne, selon Aranguren, tout enseignant qui prendrait ce livre au sérieux est également intéressant : comment, demande Aranguren, récompenser l'effort en plus de la compétence ? Voir J. L. López Aranguren, « Sociología de la educación en Francia y en España », Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Los estudiantes y la cultura, Barcelona, Labor, 1967.
2. Voir Pierre Bourdieu (avec Alain Darbel et Dominique Schnapper), L'Amour de l'art. Les musées d'art européens et leur public, Paris, Éditions de Minuit, 1969, (1re éd., 1966), p. 8.
3. Voir par exemple N. Pizarro, « El sistema de enseñanza y la reproducción social », Carlos Lerena (dir.), Educación y sociología en España, Madrid, Akal, 1987, p. 39.
4. Carlos Lerena, Escuela, ideología y clases sociales en España, Barcelona, Ariel, 1986 [1re éd. 1976], p. 71.
5. Carlos Lerena, Reprimir y liberar. Crítica sociológica de la educación y la cultura contemporáneas, Madrid, Akal, 1983, p. 600.
6. Les sociologues de l'éducation en Espagne, Mariano Fernández Enguita et Julio Carabaña, ont marqué un intérêt pour Bourdieu. Carabaña, qui occupe actuellement la chaire de sociologie de l'éducation à l'université Complutense, fut toujours hostile à Bourdieu, en qui il voyait un exemple de fonctionnalisme. Voir Julio Carabaña, Educación, ocupación e ingresos en la España de los 80, Madrid, MEC, 1983, p. 52-53. Néanmoins, Bourdieu continua à figurer dans ses cours et dans les thèses qu'il dirigea, et pas toujours de manière négative, à en juger par certains exemples. Ainsi, Carlos Sánchez Redondo-Morcillo, professeur de sociologie à l'université de Castilla-la Mancha, écrit ceci : « Quant à La Distinction. Critique sociale du jugement, je dois avouer que, par son volume, sa densité et le langage si complexe qu'il utilise, c'est l'œuvre de Bourdieu que j'ai eu le plus de mal à lire et à comprendre ; et ce fut avec Julio Carabaña, dans un cours de doctorat. Ces paragraphes si longs, ces phrases parfois interminables (une page entière) si difficiles à lire, tellement chargées d'idées qu'il fallait plusieurs relectures pour arriver à les comprendre ; ces tableaux statistiques (certains contenant des erreurs) et ces graphiques si surchargés. Que de temps il me fallut pour le comprendre ! Mais quand j'y parvins, j'arrivai à la conclusion que c'était pour moi, de loin, la meilleure œuvre de Bourdieu que j'aie lue. Et c'est aussi ce qu'ont pensé beaucoup d'autres, vu que l'Association Internationale de Sociologie l'a incluse parmi les dix œuvres les plus importantes de la sociologie du XXe siècle ». Voir « En memoria de Pierre Bourdieu », http://www.uclm.es/profesorado/ricardo/Docencia_ e_ Investigacion/2/CarlosSanchez.htm. Voir aussi la recherche suggestive de J. Saturnino Martínez, ancien doctorant de Carabaña, « Capital y clase social : Una crítica analítica », in J. Noya (dir.), Cultura, desigualdad y reflexividad. La sociología de Pierre Bourdieu, Madrid, La Catarata, 2003, p. 87-116.
7. « La Distinction est une recherche sociologique sur le goût : probablement, la recherche la plus profonde qui ait été faite non seulement sur ce thème, mais sur quelque thème que ce soit. C'est une œuvre fondamentale, à la fois par ce qu'elle nous fait découvrir et par la méthode qu'elle utilise pour le découvrir ». Jesús Ibañez, « En los dominios del gusto », El País Suplemento de Libros, 23 octobre 1988.
8. Bourdieu a utilisé ce concept pour parler de Canguilhem. M. Weber, Economía y sociedad, Mexico, FCE, 1993, p. 361-362.
9. La professeur de sociologie à Valencia, Pura Duart, écrit ceci : « Là, pendant les années 1980, j'ai découvert Pierre Bourdieu, à une époque où il avait encore peu d'influence parmi les sociologues que je connaissais (chose peu surprenante, vu le jargon dans lequel il s'exprimait). J'étais déjà ‘accro’, en particulier au Bourdieu chercheur, quand fut publiée la traduction espagnole de La Distinction. Critique sociale du jugement. Jesús Ibañez fit le compte rendu de cette publication dans son périodique. Il recommandait la lecture de Bourdieu à quiconque voulait savoir ‘ce qu'il en était des choses’. Ce commentaire fut pour moi comme une exhortation contre la solitude intellectuelle. Don Juan Matus remarque que l'apprenti-sorcier n'a que lui-même pour décider quel chemin il doit suivre, si ce chemin est viable ou non. Lire ce qu'Ibañez disait de Bourdieu m'a confirmé que j'étais sur un bon chemin, que mon penchant pour ce Français compliqué était partagé par d'autres ». Pura Duart, « Por qué leer a Pierre Bourdieu », http: //ww.uv.es/~sociolog/cinema/bourdieu/duart.html.
10. Ainsi, le psychanalyste Francisco Pereña écrit à son sujet : « Jesús Ibañez fut un sociologue. À cette époque-là, un sociologue n'était pas un technicien, c'était une attitude vis-à-vis du monde ; ce n'était pas un simple choix professionnel, mais une prise de position face à la société et dans la société. La sociologie pour lui, comme pour Bataille, était une maladie : ce n'était pas le rejeton ultime du savoir, mais au contraire un questionnement du savoir unitaire imposé par la modernité. Plus qu'à Comte, Jesús Ibañez se rattachait au projet du Collège de Sociologie de Bataille, Leiris, Caillois. Le caractère totalitaire des Lumières fut un cheval de bataille de Jesús Ibañez. Une sociologie critique héritée d'Adorno et de Horkheimer, une critique sociale », Francisco Pereña, « Presentación », Jesús Ibañez, A contracorriente, Madrid, Fundamentos, 1997, p. 39.
11. Il n'est pas surprenant que ce soient les philosophes anglo-saxons et nord-américains et de tradition analytique (et non les pires : Ch. Taylor, le Français J. Bouveresse, J. Searle, I. Hacking) qui aient le mieux reçu Bourdieu – encore que J. Habermas et A. Honneth parlent de lui avec beaucoup de respect. Un des philosophes que je connais et qui inclut Bourdieu dans un programme de philosophie politique, est Damián Salcedo, professeur au département de philosophie de l'université de Granada, spécialiste d'Amartya Sen, de l'éthique du travail social, et membre de la société d'études utilitaristes. Dans le champ du marxisme, c'est le pôle le plus rationaliste et le plus « positiviste » qui a le mieux reçu Bourdieu : je me réfère au groupe de la revue Mientras Tanto fondée par le grand philosophe espagnol Manuel Sacristán. Parmi les anciens althussériens, grand symbole de ce matérialisme sans autre matière que le commentaire de textes qui fit tellement fureur dans les années 1970, la condescendance et la distance à l'égard de Bourdieu sont la norme, si étrange que cela puisse paraître. Il en va de même des divers adeptes de la grande théorie dans sa version marxiste.
12. La liaison entre les thèses d'Althusser et celles de Bourdieu apparaît dans le livre de la sociologue argentine Alicia Gutierrez, Las prácticas sociales. Una introducción a Pierre Bourdieu, Madrid, Tierradenadie, 2002.
13. Madrid, Fundamentos, 1998. Quatre auteurs proches d'Ibañez interviennent dans le volume consacré à Bourdieu par Fundamentos : outre L. E. Alonso, il s’agit de E. Martín Criado, Javier Callejo et José M. Rodríguez Victoriano (L. E. Alonso, E. Martín Criado, J. L. Moreno Pestaña, Pierre Bourdieu, las herramientas del sociológo, Madrid, Fundamentos, 2004). Voir spécifiquement sur les relations entre Bourdieu et l'école de Jesús Ibañez l'article de J. M. Rodríguez Victoriano (p. 299-316), « El oficio de la reflexividad. Notas en torno a Pierre Bourdieu en la sociología cualitativa y en la tradición crítica española ».
14. Voir E. Martín Criado, « Del sentido como producción : Elementos para un análisis sociológico del discurso », M. Latiesa (coord.), El pluralismo metodológico en la investigación social : Ensayos típicos. Granada, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Granada, 1991, p. 187-212, et « El grupo de discusión como situación social », Revista Española de Investigaciones Sociológicas, n° 79, 1997, p. 81-112.
15. Un travail modèle est celui de Javier Echevarría Zabalza, La movilidad social en España, Madrid, Istmo, 2000. Les thèses de Bourdieu sur les stratégies de reproduction, de reconversion et de mobilité sociale y sont reconstruites au départ d'une cartographie sociale inspirée aussi de E. Olin Wright et du sociologue espagnol M. A. Cainzos.
16. Voir la bande publicitaire de V. Verdú, El estilo del mundo. La vida en el capitalismo de ficción, Barcelona, Anagrama, 2003.
17. Voir un exemple dans l'intéressant livre de J. Rodríguez López qui porte le titre significatif de Pierre Bourdieu. Sociología y subversión, Madrid, La Piqueta, 2002.
18. Parfois sa tendance à introduire sa propre vie dans son argumentation provoque de l'irritation : voir le compte rendu de Javier Callejo de Science de la science et réflexivité, dans le numéro 7 de la revue Empiria, janvier-juin 2004.
19. Ce sont, évidemment, des philosophes qui ont une certaine trajectoire dans la philosophie. Francisco Vázquez, qui occupe aujourd'hui la chaire de philosophie à l'université de Cádiz, fut défini par un membre du jury du concours à la chaire, comme un intellectuel « structuraliste, matérialiste et positiviste, mais non comme un philosophe ». Il avait auparavant fait un mémoire de DEA sur Canguilhem et une thèse sur Foucault et les historiens. Vázquez fut mon directeur de thèse et je crois qu'aucun de nous deux ne se rappelle qui fut le premier à lire Bourdieu et qui faisait le plus pression sur l'autre pour continuer à le lire. Pour sa part, A. García Inda analyse la relation entre Bourdieu et le droit dans le cadre de la philosophie du droit. Voir F. Vazquez, Pierre Bourdieu. La sociologia como critica de la razon, Barcelona, Montesinos, 2002 et A. Garcia Inda, La violencia de las formas juridicas: la sociologia del Poder y el Derecho de Pierre Bourdieu, Barcelona, Cedecs, 1997.
20. B. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Flammarion, 1965, p. 51.
21. Ainsi Jean-Claude Passeron, « Mort d'un ami disparition d'un penseur », Pierre Encrevé, Rose-Marie Lagrave (sous la direction de), Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003, p. 89. Une question : vu que peu de chercheurs en sciences sociales se rapprochent des auteurs par simple mouvement de la raison scientifique, quelles sont donc les bonnes passions menant à s'intéresser à la science ? L'expression libido sciendi inclut la racine de « science », mais aussi le mot libido. Il serait bon que les ennemis des passions de salut intellectuelles expliquent à ceux qui, comme moi, manquent de froideur aristocratique dans leur rapport au savoir, quelles sont les bonnes et les mauvaises modalités libidinales.
22. Voir P. Bourdieu, « Comprendre », Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 912-915. Sur la socio-analyse comme chemin de salut, voir F. Vázquez García, « Ortodoxia o reforma del entendimiento. La doble insolencia de Pierre Bourdieu. Excurso sobre la reflexividad », L. E. Alonso, E. Martín Criado, J. L. Moreno Pestaña (dir.), Pierre Bourdieu, las herramientas del sociólogo, op. cit., p. 351-373.
23. Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Lo culto y lo popular. Miserabilismo y populismo en sociología y literatura, Madrid, La Piqueta, p. 18.
24. Pierre Bourdieu (avec Loïc J.D. Wacquant), Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 156.


(Merci à José Luis Moreno Pestaña et à Gérard Mauger, G.Q.)

1 commentaire:

  1. Siempre nos ha llamado la atención la configuración espacial centrada en la región de Andalucía: Cadis y Sevilla de los autores mas representativos para latinoamérica de la recepción de Bourdieu en España y su proyección hispanoamericana. F. Vasquez, Enrique Alonso, Martin Criado, Moreno Pestaña, Ildefonso Márquez, Josep Hernandez,

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