dimanche 15 décembre 2019

Pierre Bourdieu, La main gauche et la main droite de l'État



Ces petits fonctionnaires du social sont les antennes avancées d'un Etat dont la main droite ne veut pas savoir ce que fait la main gauche. Pis, les membres patentés de la grande noblesse d'Etat, les énarques de toute obédience politique, regardent de très haut cette petite noblesse, à laquelle ils aiment faire la leçon. Ils ignorent qu'elle joue un rôle déterminant dans le maintien d'un minimum de cohésion sociale. Ils devraient se rappeler que la Révolution a été déclenchée par une révolte de la petite contre la grande noblesse...  Pierre Bourdieu, dans Notre État de misère , entretien avec Sylvaine Pasquier, L'Express, 18/03/1993




"Dans l'enquête que nous menons sur la souffrance sociale, nous rencontrons beaucoup de gens, tel ce principal de collège, qui sont comme traversés par les contradictions du monde social, vécues sous la forme de drames personnels. Je pourrais citer aussi ce chef de projet, chargé de coordonner toutes les actions sociales dans une " banlieue difficile " d'une petite ville du nord de la France. Il est confronté à des contradictions qui sont la limite extrême de celles qu'éprouvent actuellement tous ceux qu'on appelle les " travailleurs sociaux " : assistantes sociales, éducateurs, magistrats de base et aussi, de plus en plus, professeurs et instituteurs. " Ils constituent ce que j'appelle la main gauche de l'Etat, l'ensemble des agents des ministères dits dépensiers gardant la trace, au sein de l'Etat, des luttes sociales du passé. Ils s'opposent à l'Etat de la main droite, aux énarques du ministère des finances, des banques publiques ou privées et des cabinets ministériels. Nombre de mouvements sociaux auxquels nous assistons (et assisterons) expriment la révolte de la petite noblesse d'Etat contre la grande noblesse d'Etat."
"Je pense que la main gauche de l'Etat a le sentiment que la main droite ne sait plus ou, pis, ne veut plus vraiment ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix. Une des raisons majeures du désespoir de tous ces gens tient au fait que l'Etat s'est retiré, ou est en train de se retirer, d'un certain nombre de secteurs de la vie sociale qui lui incombaient et dont il avait la charge : le logement public, la télévision et la radio publiques, l'école publique, les hôpitaux publics, etc."

"Enfermés dans l'économisme étroit et à courte vue de la vision-du-monde-FMI qui fait (et fera) aussi des ravages dans les rapports Nord-Sud, tous ces demi-habiles en matière d'économie omettent, évidemment, de prendre en compte les coûts réels à court, et surtout à long terme, de la misère matérielle et morale qui est la seule conséquence certaine de la realpolitik économiquement légitimée : délinquance, criminalité, alcoolisme, accidents de la route, etc. Ici encore, la main droite, obsédée par la question des équilibres financiers, ignore ce que fait la main gauche, confrontée aux conséquences sociales souvent très coûteuses des " économies budgétaires ".  
Extraits de Le sens de l'État, entretien avec R.-P. Droit et T. Ferenczi, Le Monde, 14 janvier 1992, aussi La main gauche et la main droite de l'État, in Contre-feux, Raisons d'agir, 1998




voir également:
publications de Pierre Bourdieu: La démission de l'État 




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