[Conférence prononcée le 30 octobre 1989 pour l’inauguration du Frankreich-Zentrum de l’université de Fribourg. Ce texte a été publié en 1990 dans les Cahiers d’histoire des littératures romanes (14e année, 1-2, p.1-10); dans Actes de la recherche en sciences sociales, La circulation internationale des idées (2002/5, 145, p. 3-8) ; sur le site du projet Espace des Sciences Sociales Européen (ESSE); dans Forschen und Handeln/Recherche et action (Rombach-Verlag, 2004, p.21-33) et dans L'espace intellectuel en Europe (La Découverte, 2009, p.27-39)]
Je souhaite aujourd'hui vous proposer quelques réflexions qui voudraient échapper au rituel de la célébration de l'amitié franco-allemande et des considérations obligées sur l'identité et l'altérité. Je pense qu'en matière d'amitié comme en toute matière la lucidité n'est pas du tout antinomique avec l'affection, tout au contraire. Je voudrais donc essayer de proposer quelques réflexions sur les conditions sociales de la circulation internationale des idées ; ou, pour employer un vocabulaire économique qui produit toujours un effet de rupture, sur ce qu'on pourrait appeler l'import-export intellectuel. Je voudrais essayer de décrire sinon les lois – parce que je n'ai pas suffisamment travaillé pour pouvoir utiliser un langage aussi prétentieux – du moins les tendances de ces échanges internationaux que nous décrivons d'ordinaire dans un langage qui doit plus à la mystique qu'à la raison. Bref, je vais essayer aujourd'hui de présenter un programme pour une science des relations internationales en matière de culture.
Dans un premier temps, j'aurais pu évoquer l'histoire des relations entre la France et l'Allemagne depuis la Deuxième Guerre Mondiale, et plus précisément tout le travail qui, au niveau du champ politique notamment, a pu être fait pour favoriser la communication et la compréhension entre les deux pays. Il y aurait à mener une analyse historique sans complaisance du travail symbolique qui a été nécessaire pour exorciser, au moins dans une certaine fraction des populations des deux pays, tous les fantasmes du passé. Il faudrait analyser, outre le travail officiel des instances officielles dans sa dimension symbolique et pratique, les actions diverses qui ont pu favoriser la transformation des attitudes des Français et des Allemands, considérés dans leur diversité sociale. On pourrait par exemple en se situant au niveau du champ intellectuel, décrire les étapes de ce travail de conversion collective ; avec, dans le cas des intellectuels français, la réconciliation, puis la fascination à l'égard du miracle allemand et la phase actuelle qui serait celle de l'admiration ambivalente, sublimée dans une sorte d'européanisme volontariste à travers lequel beaucoup d'ouvriers de la onzième heure essayent de trouver un substitut à leur nationalisme défunt. Mais vous comprendrez que je ne puisse me satisfaire de pareilles considérations, aussi superficielles que sommaires.
Que peut-on faire aujourd'hui, si l'on a un souci réel de favoriser l'internationalisation de la vie intellectuelle ? On croit souvent que la vie intellectuelle est spontanément internationale. Rien n'est plus faux. La vie intellectuelle est le lieu, comme tous les autres espaces sociaux, de nationalismes et d'impérialismes et les intellectuels véhiculent, presque autant que les autres, des préjugés, des stéréotypes, des idées reçues, des représentations très sommaires, très élémentaires, qui se nourrissent des accidents de la vie quotidienne, des incompréhensions, des malentendus, des blessures (celles par exemple que peut infliger au narcissisme le fait d'être inconnu dans un pays étranger). Tout cela me fait penser que l'instauration d'un véritable internationalisme scientifique qui, à mes yeux, est le début d'un internationalisme tout court, ne peut pas se faire toute seule. En matière de culture comme ailleurs, je ne crois pas au laisser-faire et l'intention de mon propos est de montrer comment, dans les échanges internationaux, la logique du laisser-faire conduit souvent à faire circuler le pire et à empêcher le meilleur de circuler. Je m'inspire, en ces matières comme ailleurs, d'une conviction scientiste qui n'est pas de mode aujourd'hui, parce qu'on est post-moderne... Cette conviction scientiste me porte à penser que si l'on connaît les mécanismes sociaux, on n'en est pas maître pour autant, mais on augmente, tant soit peu, les chances de les maîtriser, surtout si les mécanismes sociaux reposent sur la méconnaissance. Il y a une force autonome de la connaissance qui peut détruire, dans une certaine mesure, la méconnaissance. Je dis bien, dans une certaine mesure, parce que la « force intrinsèque des idées vraies » se heurte à des résistances dues aux intérêts, aux préjugés, aux passions. Cette conviction scientiste m'incline à penser qu'il est important de faire un programme de recherche scientifique européen sur les relations scientifiques européennes. Et je pense que c'était le lieu et le moment de dire cela puisque je sais, à travers Joseph Jurt et les textes qu'il m'a donné à lire, qu'un des objectifs du Centre qui est aujourd'hui inauguré est précisément de travailler à une connaissance mutuelle des deux pays, des deux traditions. Et je voudrais apporter ma contribution, en disant, très modestement, comment je verrais l'entreprise, et ce que je ferais si j'avais à la mener.
Les échanges internationaux sont soumis à un certain nombre de facteurs structuraux qui sont générateurs de malentendus. Premier facteur : le fait que les textes circulent sans leur contexte. C'est une proposition que Marx énonce en passant dans Le Manifeste Communiste, où il n'est pas de règle d'aller chercher une théorie de la réception... Marx fait remarquer que les penseurs allemands ont toujours très mal compris les penseurs français, parce qu'ils recevaient des textes qui étaient porteurs d'une conjoncture politique comme des textes purs et qu'ils transformaient l'agent politique qui était au principe de ces textes en sujet transcendantal. Ainsi, beaucoup de malentendus dans la communication internationale viennent du fait que les textes n'emportent pas leur contexte avec eux. Par exemple, au risque de vous surprendre et de vous choquer, je pense que seule la logique du malentendu structural permet de comprendre ce fait stupéfiant qu'un Président de la République socialiste ait pu venir remettre une décoration française à Ernst Jünger. Autre exemple : Heidegger consacré par certains marxistes français dans les années cinquante. Je pourrais aussi prendre des exemples contemporains, mais comme, bien souvent, je suis impliqué dans ces exemples, je ne le ferai pas, parce que vous pourriez penser que j'abuse du pouvoir symbolique qui m'est provisoirement imparti pour régler des comptes avec des adversaires absents.
Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu'ils n'emportent pas avec eux le champ de production, – pour employer mon jargon – dont ils sont le produit et que les récepteurs, étant eux-mêmes insérés dans un champ de production différent, les réinterprètent en fonction de la structure du champ de réception, est générateur de formidables malentendus. Evidemment, de ma description, que je crois objective, on peut tirer des conclusions optimistes ou pessimistes : par exemple du fait que quelqu'un qui est une autorité dans son pays n'emporte pas son autorité avec lui, la lecture étrangère peut parfois avoir une liberté que n'a pas la lecture nationale, soumise à des effets d'imposition symbolique, de domination ou même de contrainte. C'est ce qui fait penser que le jugement de l'étranger est un peu comme le jugement de la postérité. Si, en général, la postérité juge mieux, c'est que les contemporains sont des concurrents et qu'ils ont des intérêts cachés à ne pas comprendre et même à empêcher de comprendre. Les étrangers, comme la postérité, ont, dans certains cas, une distance, une autonomie à l'égard des contraintes sociales du champ. En réalité, cet effet est beaucoup plus apparent que réel et, très souvent, les autorités d'institution, ce que Pascal appelle les « grandeurs d'établissement », passent assez bien les frontières, parce qu'il y a une internationale des mandarins qui fonctionne très bien.
Ainsi, le sens et la fonction d'une oeuvre étrangère sont déterminés au moins autant par le champ d'accueil que par le champ d'origine. Premièrement, parce que le sens et la fonction dans le champ originaire sont souvent complètement ignorés. Et aussi parce que le transfert d'un champ national à un autre se fait au travers une série d'opérations sociales : une opération de sélection (qu'est-ce qu'on traduit ? Qu'est-ce qu'on publie ? Qui traduit ? Qui publie ?) ; une opération de marquage (d'un produit préalablement « dégriffé ») à travers la maison d'édition, la collection, le traducteur et le préfacier (qui présente l’œuvre en se l'appropriant et en l'annexant à sa propre vision et, en tout cas, à une problématique inscrite dans le champ d'accueil et qui ne fait que très rarement le travail de reconstruction du champ d'origine, d'abord parce que c'est beaucoup trop difficile) ; une opération de lecture enfin, les lecteurs appliquant à l’œuvre des catégories de perception et des problématiques qui sont le produit d'un champ de production différent.
Je vais reprendre chacun de ces points rapidement. L'entrée dans le champ d'accueil est un objet de recherche tout à fait capital et tout à fait urgent, à la fois pour des raisons scientifiques et pratiques, c'est-à-dire pour intensifier et améliorer la communication entre les nations européennes. J'espère pouvoir organiser un colloque, qui aurait pour fin d'analyser les processus de sélection : qui sont les sélectionneurs, ceux qu'une sociologue de la science américaine appelle les « gate-keepers » ? Qui sont les découvreurs et quels intérêts ont-ils à découvrir ? Je sais bien que le mot intérêt choque. Mais je pense que celui qui s'approprie, en toute bonne foi, un auteur et qui s'en fait l'introducteur a des profits subjectifs tout à fait sublimés et sublimes, mais qui sont néanmoins déterminants pour comprendre qu'il fasse ce qu'il fait. (Je pense qu'un petit peu de matérialisme ne ferait pas de mal, n'enlèverait rien, au contraire, à l'enchantement). Ce que j'appelle « intérêt », ce peut être l'effet des affinités liées à l'identité (ou l'homologie) des positions dans des champs différents : ce n'est pas par hasard que Benet, le grand romancier espagnol, paraît aux Éditions de Minuit. Faire publier ce que j'aime, c'est renforcer ma position dans le champ – cela que je le veuille ou non, que je le sache ou non, et même si cet effet n'entre en rien dans le projet de mon action. Il n'y a pas de mal à ça, mais il faut le savoir. Les élections mutuelles et pures se font souvent sur la base d'homologies de position dans des champs différents auxquels correspondent des homologies d'intérêts, et des homologies de styles, de partis intellectuels, de projets intellectuels. On peut comprendre ces échanges comme des alliances, donc dans la logique des rapports de force, comme, par exemple, des manières de donner de la force à une position dominée, menacée.
À côté des affinités électives entre « créateurs », pour lesquelles, vous le sentez bien, j'ai une certaine indulgence, il y a les clubs d'admiration mutuelle, qui me paraissent moins légitimes parce qu'ils exercent un pouvoir de type temporel dans l’ordre culturel ou, si l’on veut, spirituel – ce qui est la définition même de la tyrannie selon Pascal. Je pense par exemple à l'Internationale de l'establishment, c'est-à-dire à tous les échanges qui s'instaurent entre détenteurs de positions académiques importantes : une bonne part des traductions ne peuvent être comprises que si on les resitue dans le réseau complexe d'échanges internationaux entre détenteurs de positions académiques dominantes, échanges d'invitations, de titres de docteur honoris causa, etc. Il faut donc se demander quelle est la logique des choix qui font que tel éditeur ou tel auteur se désigne pour devenir l'importateur de telle ou telle pensée. Pourquoi est-ce un tel qui a publié un tel ? Il y a évidemment les profits d'appropriation. Les importations hérétiques sont souvent le fait de marginaux dans le champ, qui importent un message, une position qui a de la force dans un autre champ, avec pour effet de renforcer leur position de dominés dans le champ. Les auteurs étrangers sont souvent l'objet d'usages très instrumentalistes ; ils sont souvent utilisés pour des causes que peut-être ils réprouveraient ou récuseraient dans leur propre pays. On pourra par exemple se servir d'un étranger pour abaisser des nationaux. Je prends l'exemple de Heidegger. Tout le monde ici se demande comment les Français ont pu s'intéresser tellement à Heidegger. En fait, il y a beaucoup, beaucoup de raisons, presque trop... Mais il y a une explication qui saute aux yeux, c'est le fait que, comme l'a montré Anna Boschetti dans son livre sur Sartre et Les Temps modernes, le champ intellectuel des années cinquante était dominé de façon écrasante par Sartre. Et une des fonctions majeures de Heidegger, c'était de servir à disqualifier Sartre (les professeurs disaient : « Tout Sartre est dans Heidegger et en mieux »). Vous aurez ainsi, d’un côté, Beaufret, qui a dû être un contemporain de Sartre à l'École Normale, dans une position de rivalité avec lui et qui, professeur dans une khâgne à Henri IV, s'est fait une stature de quasi-philosophe en important Heidegger en France. Et de l'autre, du côté du champ littéraire, Blanchot. Vous avez une troisième catégorie : les gens d'Arguments, espèce d'hérésie marxiste mineure. Comme le marxisme renvoyait trop visiblement du côté du vulgaire, ils ont réalisé une combinaison chic du marxisme et de Heidegger.
Très souvent, avec les auteurs étrangers, ce n'est pas ce qu'ils disent qui compte, mais ce qu'on peut leur faire dire. C'est pourquoi certains auteurs particulièrement élastiques circulent très bien. Les grandes prophéties sont polysémiques. C'est une de leurs vertus et c'est pour cela qu'elles traversent les lieux, les moments, les âges, les générations, etc. Donc, les penseurs à grande élasticité sont pain béni, si je peux dire, pour une interprétation annexioniste et pour les usages stratégiques.
Après la sélection, il y a le marquage qui, en quelque sorte, achève le travail. On ne vous donne pas seulement Simmel ; on vous donne Simmel avec la préface de X. Il faudrait faire une sociologie comparée des préfaces : ce sont des actes typiques de transfert de capital symbolique, au moins dans le cas le plus fréquent, par exemple Mauriac écrivant une préface à un livre de Sollers : l'aîné célèbre écrit une préface et transmet du capital symbolique, et en même temps, il manifeste sa capacité de découvreur et sa générosité de protecteur de la jeunesse qu'il reconnaît et qui se reconnaît en lui. Il y a tout un tas d'échanges, où la mauvaise foi joue un rôle énorme, et que la sociologie un peu objectivante rend plus difficile. Mais le sens dans lequel circule le capital symbolique n'est pas toujours le même. C'est ainsi que, en s'appuyant sur la règle du genre qui veut que le préfacier s'identifie à l'auteur, Lévi-Strauss écrit une préface à l’œuvre de Mauss par laquelle il s'approprie le capital symbolique de l'auteur de l'Essai sur le don. Je vous laisse réfléchir sur tout ça. (Les gens ont souvent une lecture dramatique de ce genre d'analyses : je voudrais donc profiter des situations orales pour montrer qu'en fait c'est très amusant, et qu'en tout cas je m'amuse beaucoup...).
Au terme de tout cela, le texte importé reçoit une nouvelle marque. Il était marqué par la couverture : vous avez une intuition des couvertures des différents éditeurs et même des différentes collections de chaque éditeur et vous savez ce que chacune d'elles signifie par référence à l'espace des éditeurs allemands que vous avez dans la tête. Si, par exemple, vous remplacez la couverture Suhrkamp par la couverture Seuil, le sens de la marque imposée à l’œuvre change complètement. S'il y a homologie structurale, le transfert peut se faire assez bien, mais il y a souvent des ratés ; il y a des gens qui tombent « à côté de la plaque ». Soit par l'effet du hasard ou de l'ignorance, mais souvent aussi parce qu'ils sont l'objet d'actes d'annexion, d'appropriation. Dans ce cas, le simple effet de la couverture est déjà une imposition symbolique. Je prends un exemple très beau, celui de Chomsky qui a été publié au Seuil dans une collection de philosophie. Pour moi, Seuil, c'est « catho de gauche » et, en gros, personnaliste. Chomsky s'est trouvé aussitôt marqué, à travers une stratégie d'annexion typique. Publier Chomsky au Seuil, dans un environnement marqué par Ricoeur, c'était opposer au structuralisme « sans sujet », comme on disait à l'époque, un sujet générateur, créateur, etc. Ainsi, avec l'insertion dans une collection, l'adjonction d'une préface, du fait du contenu de la préface, mais aussi du fait de la position du préfacier dans l'espace, c'est toute une série de transformations, voire de déformations du message originaire qui se trouvent opérées.
En réalité, les effets structuraux qui, à la faveur de l'ignorance, rendent possibles toutes les transformations et les déformations liées à des usages stratégiques des textes et des auteurs, peuvent s'exercer en dehors de toute intervention manipulatrice. Les différences sont si grandes entre les traditions historiques, tant dans le champ intellectuel proprement dit que dans le champ social pris dans son ensemble, que l'application à un produit culturel étranger des catégories de perception et d'appréciation acquises à travers l'expérience d'un champ national peut créer des oppositions fictives entre des choses semblables et de fausses ressemblances entre des choses différentes. Pour le montrer, il faudrait analyser en détail l'exemple de ce qu'ont été les rapports entre les philosophes français et les philosophes allemands depuis les années soixante et montrer comment des intentions tout à fait semblables se sont exprimées, par référence à des contextes intellectuels et sociaux très différents, dans des prises de position philosophiques en apparence tout à fait opposées. Et, pour dire les choses de manière plus frappante, mais aussi plus évidemment farfelue, il faudrait se demander si Habermas n'aurait pas été beaucoup moins éloigné de ce qu'a dit Foucault qu'il ne l'est en apparence s'il s'était formé et affirmé comme philosophe dans la France des années cinquante-soixante et Foucault beaucoup moins différent de ce qu'a été Habermas s'il s'était formé et affirmé comme philosophe dans l'Allemagne des mêmes années. (C'est dire, entre parenthèses, que l'un et l'autre penseur, sous les apparences de la liberté à l'égard du contexte, ont en commun d'avoir été très profondément marqués par ce contexte, entre autres raisons parce que, dans leur intention hégémonique, ils se sont affrontés aux traditions intellectuelles propres à chacun des pays, et profondément différentes). Par exemple, avant de s'indigner vertueusement, avec certains Allemands, de l'usage que certains philosophes français (Deleuze et Foucault notamment) ont fait de Nietzsche, il faudrait comprendre la fonction que Nietzsche – et quel Nietzsche ? celui de la Généalogie de la morale chez Foucault – a pu remplir, dans un champ philosophique dominé, du côté de l'université, par un existentialisme subjectiviste-spiritualiste. La Généalogie de la morale donnait une caution philosophique, propre à les rendre philosophiquement acceptables, à ces vieilles démarches scientistes, voire positivistes, incarnées par l'image vieillotte de Durkheim, que sont la sociologie de la connaissance et l'histoire sociale des idées. C'est ainsi que, dans son effort pour opposer à un rationalisme anhistorique une science historique des raisons historiques (avec l'idée de « généalogie » et une notion comme celle d'épistémè), Foucault a pu contribuer à ce qui peut apparaître, vu d'Allemagne, où Nietzsche a un tout autre sens, comme une restauration de l'irrationalisme contre lequel Habermas, entre autres (je pense par exemple à Otto Appel), a constitué son projet philosophique. Et si je puis m'introduire en tiers dans ce débat, je ne suis pas sûr que l'opposition soit aussi radicale qu'il peut le sembler, à première apparence, entre le rationalisme historiciste que je défends – avec l'idée d'histoire sociale de la raison ou de champ scientifique comme lieu de la genèse historique des conditions sociales de la production de la raison – et le rationalisme néo-kantien, qui tente de se fonder en raison scientifique en s'appuyant sur les acquis de la linguistique, comme chez Habermas. Le relativisme rationaliste et l'absolutisme éclairé peuvent se rencontrer dans la défense de l'Aufklärung... Peut-être parce qu'ils expriment la même intention au système près. J'exagère, évidemment, dans mon effort pour « tordre le bâton dans l'autre sens ». Mais je pense en tout cas que les différences ne sont pas du tout ce qu'on croît aussi longtemps que l'on ignore l'effet de prisme déformant qu'exercent, tant sur la production que sur la réception, les champs intellectuels nationaux et les catégories de perception et de pensée qu'ils imposent et inculquent.
C'est pourquoi les discussions qui s'instituent aujourd'hui directement (ce qui constitue déjà un progrès par rapport à la période antérieure, où les savants européens ne communiquaient que par Amérique interposée) restent si souvent artificielles et irréelles : les effets d'allodoxia qui résultent du décalage structural entre les contextes fournissent des ressources inépuisables aux polémiques de la mauvaise foi et aux condamnations mutuelles du pharisaïsme dans lesquelles excellent les essayistes médiocres et irresponsables tels que les inventeurs du mythe de « la pensée 68 » ou les dénonciateurs vertueux du « cynisme ». Il suffit d'avoir un peu de culture historique pour connaître la propension des petits intellectuels à s'instaurer en justiciers ou, plus exactement, en Fouquier-Tinville et en Jdanov, de droite ou de gauche, qui, comme on l'a vu, tout récemment, à propos de l'affaire Heidegger, substituent à la logique de la discussion critique, attachée à comprendre les raisons – ou les causes – de la pensée adverse, la logique du procès.
La Realpolitik de la raison que je ne cesse de défendre doit donc se donner le projet de travailler à créer les conditions sociales d'un dialogue rationnel. C'est-à-dire de travailler à élever la conscience et la connaissance des lois de fonctionnement des différents champs nationaux, les déformations du texte étant d'autant plus probables que l'ignorance du contexte d'origine est plus grande. Projet qui peut paraître banal aussi longtemps que l'on n'entre pas dans les détails de sa réalisation. Il s'agit en effet de produire une connaissance scientifique des champs de production nationaux et des catégories nationales de pensée qui s'y engendrent et de diffuser largement cette connaissance, à travers notamment les professeurs chargés d'enseigner les langues et les civilisations étrangères. Pour donner une idée de la difficulté de l'entreprise, il suffira d'indiquer qu'elle rencontrera sans doute son premier obstacle dans les sociologies spontanées des différences entre les traditions nationales que les « spécialistes » des échanges internationaux, germanistes et romanistes par exemple, produisent et reproduisent sur la base d'une familiarité mal armée et mal réfléchie et qui a souvent pour principe la condescendance amusée, si proche d'un racisme doux, de celui qui « les connaît bien », « à qui on ne la fait pas », et qui, « les trouvant affreux, les aime bien malgré tout » (attitude très fréquente chez les spécialistes de civilisations étrangères, « japonologues » ou « orientalistes »).
La liberté à l'égard des catégories nationales de pensée – à travers lesquelles nous pensons les différences entre les produits de ces catégories – ne peut venir que d'un effort pour penser, et rendre explicites, ces catégories ; donc d'une sociologie et d'une histoire sociale réflexives et critiques – au sens de Kant – qui se donneraient pour objet de porter au jour, pour les maîtriser, par une socio-analyse scientifique, les structures de l'inconscient culturel national, de dévoiler, grâce à l'anamnèse historique des deux histoires nationales, et plus spécialement, de l'histoire des institutions éducatives et des champs de production culturelle, les fondements historiques des catégories de pensée et des problématiques que les agents sociaux mettent en oeuvre, sans le savoir (« l'inconscient, c'est l'histoire », disait Durkheim), dans leurs actes de production ou de réception culturelles.
Rien n'est plus urgent que d'entreprendre une histoire comparée des différentes disciplines sur le modèle de ce qui a été fait, sous la direction de Isaac Chiva et Utz Jeggle, pour l'ethnologie. Seule en effet une histoire sociale comparée des sciences sociales peut libérer des modes de pensée hérités de l'histoire en donnant les moyens de s'assurer une maîtrise consciente des formes scolaires de classification, des catégories de pensée impensées et des problématiques obligées. Comme on le voit bien dans le cas de l'anthropologie, la comparaison fait apparaître comme arbitraire ou comme lié au contexte d'une tradition contingente tout ce qui était tenu pour nécessaire : les mots mêmes, ethnologie ou Volkskunde, qui désignent la discipline, sont chargés de tout un passé de traditions implicites qui fait que ces deux termes théoriquement équivalents sont séparés par toute l'histoire des deux champs. Comprendre adéquatement les objets et les programmes de recherche engagés dans ces deux disciplines, ce serait comprendre toute l'histoire du rapport qu'elles ont entretenu avec le champ politique, et que condense la différence entre le français « populaire » (Musée des arts et traditions populaires) et l'allemand « Volk » ou « völkisch », entre une tradition de gauche, liée à l'État et défendue contre une tradition de droite, vouée au folklore et au peuple à la manière de Le Play, et une tradition conservatrice, identifiant le peuple à la nation et à la Heimat ou à la Gemeinschaft paysanne. Ce serait comprendre aussi la position de la discipline dans l'espace hiérarchisé des disciplines : du côté des sciences positives, un peu méprisées, dans le cas de la France du côté de la « germanistique », dans le cas de l'Allemagne. Et examiner toutes les différences qui découlent de ces oppositions principielles.
Le système d'enseignement est un des lieux où, dans les sociétés différenciées, se produisent et se reproduisent les systèmes de pensée, l'équivalent, en apparence plus raffiné, de ce que sont les « formes primitives de classification », dont Durkheim et Mauss, en kantiens conséquents, faisaient l'inventaire, pour le cas des sociétés sans écriture et sans institution d'enseignement. Aux oppositions structurantes entre le sec et l'humide, l'est et l'ouest, le cuit et le cru, que recense le tableau des catégories de l'entendement archaïque correspondent les oppositions entre expliquer et comprendre ou entre quantité et qualité que l'histoire collective d'un système d'enseignement et l'histoire individuelle d'une trajectoire scolaire ont déposées dans l'entendement cultivé de chacun des produits achevés du système d'enseignement.
Ces systèmes d'opposition comportent des invariants (tels que les oppositions que je viens de citer par exemple et qui, à travers un enseignement philosophique profondément dominé par la tradition allemande, dans laquelle, si l'on en croit Ringer, elles se sont constituées, ont pénétré l'enseignement français) ; ils comportent aussi des variations nationales. Ou, plus exactement, les traditions dominantes dans chacune des nations peuvent donner des valeurs inverses aux termes des mêmes oppositions. Je pense par exemple à toutes les oppositions secondaires qui gravitent autour de l'opposition centrale, si importante dans la pensée académique allemande, au moins jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, entre la Kultur et la Civilization et qui servent à distinguer la tradition germanique, noble et authentique, de la tradition française, frelatée et superficielle : l'opposition, précisément, entre le profond ou le sérieux et le brillant ou le superficiel, ou l'opposition entre le fond et la forme, entre la pensée ou le sentiment et le style ou l'esprit, entre la philosophie ou la philologie et la littérature, etc. Opposition que la tradition dominante de la France (qui réconciliait l'hypokhâgne d'Henri IV, cœur du système scolaire, et la NRF, Alain et Valéry) reprenait à son compte, mais en inversant les signes : la profondeur devenant lourdeur, le sérieux pédantisme scolaire et le superficiel clarté française. Il faut avoir tout cela à l'esprit, – je veux dire, à la conscience, et non dans l'inconscient – pour comprendre que Heidegger est un Alain au système près – et inversement. Alors que le premier a pu être perçu, et utilisé en France comme l'antithèse parfaite du second...
Et de fait, par une de ces ruses de la raison historique qui rendent si difficile l'accès à la liberté intellectuelle, l'opposition mythique entre les deux traditions, allemande et française, s'est imposée autant à ceux qui se révoltaient contre elle, en chacun des pays, qu'à ceux qui la reprenaient naïvement à leur compte, à ceux qui entendaient trouver une forme de liberté à l'égard des formes de pensée imposées en inversant simplement le signe de l'opposition dominante, acceptée telle quelle par les nationalistes satisfaits. C'est ainsi qu'en Allemagne, pendant tout le XIXe siècle, et encore aujourd'hui (comment expliquer autrement certains succès de certains postmodernes ?...), nombre de jeunes intellectuels progressistes ont cherché dans la pensée française l'antidote à tout ce qu'ils détestaient dans la pensée allemande. Cependant que les jeunes français progressistes en faisaient autant dans l'autre sens. Ce qui ne laissait aux uns et aux autres que très peu de chances de se rencontrer en chemin...
En fait, s'il n'est pas question de nier l'existence de profonds nationalismes intellectuels, fondés sur de véritables intérêts intellectuels nationaux, il reste que les luttes internationales pour la domination en matière culturelle et pour l'imposition du principe de domination dominant – je veux dire pour l'imposition d'une définition particulière de l'exercice légitime de l'activité intellectuelle, fondée par exemple sur le primat de la culture, de la profondeur, de la philosophie, etc., plutôt que sur la civilisation, la clarté, la littérature, etc. – trouvent leur plus sûr fondement dans les luttes au sein de chaque champ national, luttes à l'intérieur desquelles la définition nationale (dominante) et la définition étrangère sont elles-mêmes mises en jeu, en tant qu'armes ou en tant qu'enjeux. On comprend que, dans ces conditions, les chassés-croisés et les quiproquos sont quasiment la règle. Il faut beaucoup d’indépendance intellectuelle et de lucidité théorique pour voir par exemple que Durkheim, en révolte contre le régime intellectuel dominant, dans lequel s'inscrit parfaitement Bergson, est « dans le même camp » que Cassirer (celui-ci rapproche explicitement, dans une note de The Myth of the State, ses « formes symboliques » des « formes primitives de classification » de Durkheim) contre qui Heidegger développe une variante de la Lebensphilosophie bergsonnienne… On pourrait multiplier les exemples de ces effets de chiasme qui, en favorisant des alliances ou des refus également fondés sur le malentendu, interdisent ou minimisent la cumulation des acquis historiques des différentes traditions et l'internationalisation (ou la « dénationalisation ») des catégories de pensée qui est la condition première d'un véritable universalisme intellectuel.
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