« Je pense que les peuples ont pris conscience du fait qu’ils avaient des intérêts communs et qu’il y avait des intérêts planétaires qui sont liés à l’existence de la terre, des intérêts que l’on pourrait appeler cosmologiques, dans la mesure où ils concernent le monde dans son ensemble ».
Pierre Bourdieu (1992)


samedi 27 mars 2010

Re-découvrir: à contre-pente, entretien avec Pierre Bourdieu, entretien réalisé par Philippe Mangeot


à contre-pente

entretien avec Pierre Bourdieu

entretien réalisé par Philippe Mangeot

publié dans Vacarme 14 hiver 2001



C’est à Pierre Bourdieu que nous avons proposé de poursuivre l’objectif de nos entretiens d’ouverture : articuler science et politique, savoirs savants et savoirs profanes, théorie et pratique. Or il y avait quelque chose de particulièrement tendu à soumettre ce programme-ci à cet interlocuteur-là. Bourdieu n’aime pas qu’on l’aborde comme « l’intellectuel le plus puissant de France », et veut se penser comme un dissident, sinon un dominé, des champs intellectuel, médiatique et politique. Il n’en est pas moins vrai qu’il a une visibilité et une notoriété sans véritable équivalent — savant international et figure de la gauche, n’en déplaise à ceux qui trouvent cette figure encombrante. Comment dans ces conditions éviter le double piège de la déférence au maître et du trépignement de « prétendant pressé », sachant que le maître retire parfois d’une main ce qu’il offre de l’autre, par exemple en appuyant l’émergence de la question gay en France, tout en écorchant à l’occasion les minority studies à l’américaine ?

Bourdieu entre dans la question savant / profane avec un matérialisme hard, attentif aux forces, aux conflits et aux corps, et une foi en la science, donc en la possibilité de voir juste et de dire vrai, qui peuvent tout à la fois nous rapprocher (pas de risque, alors, de sombrer dans le relativisme mondain et la conversation complaisante) et nous éloigner, pour peu que le réalisme savant se mue en leçon d’efficacité. Avec son impitoyable obsession du réel, la sociologie se montre à la fois familière et menaçante : familière et précieuse à tous ceux qui savent que la politique ne se paie pas de mots ; menaçante et irritante pour tous ceux — les mêmes, souvent — qui persistent à croire aux miracles.

D’autant que la sociologie en question est tout entière une sociologie des pratiques. D’où notre ambivalence. D’un côté, un vrai désir de travail commun : oui, théorisons les pratiques, et non seulement le « sens pratique » ordinaire de nos habitus scolaires ou professionnels, mais aussi nos pratiques politiques, celles qui engagent l’habitus dans un devenir. De l’autre, une inquiétude susceptible : l’exaltation savante des savoir-faire peut équivaloir à une confiscation du savoir lorsqu’elle discrédite la « proto-théorie en acte » [1], prétention bavarde des pratiques à ne pas rester un objet muet — la tentative de Vacarme.

Ne vendons pas la mèche, mais tout de même : le Pierre Bourdieu qui nous a répondu, peut-être parce que nous n’avons dissimulé ni l’admiration, ni les divergences, ni l’expérience à partir de laquelle nous lui posions ces questions (il sait mieux que quiconque que l’identité de l’enquêteur n’est pas indifférente), a fait montre d’une générosité qui n’allait pas de soi, et dont nous lui savons gré.

Entretien préparé avec l’aide de Stany Grelet, Victoire Patouillard et Jeanne Revel.

Les années 1994/1995 — les suites de la publication de La Misère du monde, le mouvement social de décembre 1995 — constituent visiblement pour vous un tournant politique. Ou plutôt, elles constituent un tournant dans la façon dont vous êtes perçu. La chronologie est-elle aussi simple ? À supposer qu’elle fonctionne, pourquoi ce moment précis ? Et s’il y a césure politique, correspond-elle à une césure épistémologique ?

Pierre Bourdieu : Ça me surprend toujours quand on parle de « tournant ». D’une façon générale, je suis surpris quand on parle de « tournant » chez Marx aussi bien que chez Heidegger. Quand on sait regarder, les continuités sont plus frappantes que les discontinuités. Un chercheur ou un penseur, c’est comme un paquebot : les tournants, ça prend un temps fou. Même chez Foucault, chez qui il y a beaucoup plus de tournants apparents que chez moi, je pense que les continuités sont éclatantes. Bien sûr, on peut se dire : comment se fait-il qu’il « passe à la politique » ? En fait, c’était déjà là. Vous le dites vous-même : il a un tournant dans la façon dont je suis perçu. Je pense que c’est essentiellement ça. Un changement, cela peut tenir à la chose vue ou à la perception. Du côté de la perception, je vois bien un certain nombre de choses : le monde intellectuel a beaucoup changé et c’est peut-être parce que je n’ai pas beaucoup changé sur l’essentiel que je parais avoir changé. Ça pourrait être une explication. Car beaucoup de gens ont beaucoup changé. C’est Henri Weber, qui avait entrepris avec moi une thèse sur la Ligue Communiste dont il était chef, et qui est maintenant sénateur socialiste et qui explique le socialisme à sa fille. J’ai beaucoup lu L’Éducation sentimentale : je ne peux pas ne pas avoir un ricanement flaubertien. Peut-être pas un ricanement : un sourire un peu triste.

Il y a donc beaucoup de ça. Pourquoi beaucoup de gens ont-ils besoin de penser que c’est moi qui ai changé ? L’un d’eux m’a dit ça un jour : quand cesseras-tu de faire le reproche vivant ? Je suis peut-être, et ce n’est pas très agréable, une butte témoin d’un continent disparu, effondré. Le monde intellectuel a beaucoup changé. Il fut un temps où certaines choses étaient évidentes. Sartre n’allait pas déjeuner à l’Élysée. Aujourd’hui, on donne les conférences sur le perron de l’Élysée, on va déjeuner avec le Medef, etc. Il y a donc un petit côté paléo dans le fait de dire ce que je dis. Ça, c’est le premier aspect : la perception.

En même temps, il y a des continuités. On dit de La Misère du monde que c’est une rupture. J’étais perçu comme objectiviste, statistique, « sociologie hard ». Et voilà que je donne la parole au peuple et que je fais des « tranches de vie ». C’est complètement faux. D’abord, j’ai toujours dénoncé l’objectivisme. Ensuite, La Misère du monde est un livre très construit, un de ceux qu’il a été le plus difficile de faire, et pas seulement parce qu’il est difficile de mener des entretiens : pour des raisons théoriques. À la fin de mon premier livre, Travailleurs en Algérie, il y a un entretien avec un cuisinier d’Alger, intitulé « Un sociologue spontané ». Ce texte pourrait absolument figurer dans La Misère du monde.

Pour les interventions politiques, elles ont une autre visibilité. C’est que ma position sociale a changé. je suis devenu plus visible. Mais j’ai fait toutes sortes d’interventions politiques. En 1981, il y avait la question de la Pologne ; je peux remonter plus haut, aux années 1960. En Algérie par exemple. Je suis allé faire de la sociologie dans un pays en guerre révolutionnaire, et j’ai écrit vers 1960 un article qui s’appelle « De la guerre révolutionnaire à la révolution ». C’était un effort pour accompagner ce mouvement révolutionnaire, pour décrire tout ce qui avait changé dans les attitudes des gens, dans les rapports entre les sexes, pour dire en quoi il fallait que les intellectuels algériens qui allaient prendre le pouvoir soient conscients de ces changements, pour éviter de les faire régresser. Je me considérais comme un Algérien d’honneur qui en savait en un sens plus que la plupart des Algériens pour des tas de raisons. Cela ne changeait rien à mon effort d’objectivité, mais je pensais que j’avais à rendre service. Dans La Misère du monde, j’ai employé la métaphore de l’écrivain public. Cette métaphore était déjà là dans la préface de Travail et travailleurs en Algérie — j’étais encore trop normalien, encore un peu dissertateur, mais à ça près, le ton est très proche.

Ce qui a changé, c’est donc mon statut — le Collège de France, etc. Cela a donné de la visibilité à ce que je fais. Mais cela m’a aussi donné l’idée que je pouvais me servir de cette visibilité. Ce n’est pas cynique du tout. À la fin de ma leçon inaugurale au Collège de France, qui a été pour moi une épreuve psychologique très dure, je disais : on peut se servir du pouvoir symbolique pour donner de la diffusion à la critique du pouvoir symbolique.

Il y a autre chose. Je dis toujours qu’il faut faire de la sociologie réflexive. Ça ne veut pas dire qu’il faut se regarder faire de la sociologie ; ça veut dire qu’il faut se servir de la sociologie la plus objective, la plus statistique — quelle origine ? quelle trajectoire ? etc. — pour essayer de comprendre les limites de ce qu’on fait, et du même coup, pour se libérer des limites sociales que l’instrument sociologique a permis de découvrir.

Je pense que cette réflexivité m’a beaucoup fait changer. Je découvrais par exemple que les gens consacrés deviennent prisonniers de leur consécration. Il faut distinguer entre le vieillissement biologique et le vieillissement social. Dans le cas du vieillissement social, le monde social s’empare peu à peu de vous. À là campagne, il y a des postures de vieux que les gens adoptent sans même s’en rendre compte. Un vieil intello, on le consacre, on le célèbre, on lui donne des doctorats Honoris Causa, et c’est comme ça qu’on tue des vieillards dans le monde universitaire. L’une des choses que j’ai comprises grâce à la sociologie, c’est aussi que la consécration pouvait être le principe d’une liberté. Toute la gamme de ce que peut faire un sociologue, je l’ai fait. Je me suis dit, c’est le moment de faire des choses qui sont des transgressions par rapport à la définition dominante. C’est ce que j’ai fait avec La Misère du monde.

Il y a enfin une autre variable qui explique un changement relatif : je pense que le monde connaît des épreuves sans précédent et que du coup, le chercheur a un rôle sans précédent à jouer, qu’on ne peut pas rester comme ça sur son petit tas de science. Pour le dire vite, je pense que les forces dominantes sont aujourd’hui terribles, parce qu’économiquement elles ont atteint un degré de concentration sans précédent et qu’à cette concentration du capital économique s’ajoute la concentration du capital culturel qui leur permet d’avoir des effets symboliques terribles. Il y a des mobilisations formidables de lobbies, d’agences de presse. Il faut lire ce livre magnifique écrit par cinq chercheurs néerlandais, Europe Inc., édité par Agone, qui décrit tous ces groupes de pression. À situation radicalement nouvelle, il faut, je crois, des attitudes nouvelles.

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