UNE INTERVIEW DE FRANcK POUPEAU sur le site de la FSU
1- Cette publication des cours de "sur l’État" nous fait-elle découvrir un Bourdieu différent de l’auteur que nous connaissons, ou croyons connaître, à travers ses ouvrage ?
Il s’agit tout d’abord d’un cours oral, où la parole est plus libre, moins censurée qu’à l’écrit, Bourdieu le signale plusieurs fois, tout en soulignant la difficulté de transmettre ses analyses à un public très hétérogène : il lui faut parler pour des « collègues » sociologues comme pour des « non initiés » à la discipline, d’où l’effort de pédagogie, d’explicitation non seulement de ses arguments et de ses thèses, mais aussi de sa démarche, de sa stratégie de recherche, de son programme scientifique. Il y a ainsi des pages inédites sur ce que signifie construire un modèle de la genèse de l’Etat, au croisement de l’histoire, de la philosophie politique et de la sociologie, qu’on ne trouverait pas dans un livre. De longs développements réflexifs sur des enquêtes passées, qui en dévoilent les ressorts et les subtilités. L’oral, c’est aussi la parole vivante, libérée et libératrice si l’on peut dire : contrairement à l’image que nombre de détracteurs, par pure malveillance politique en ce qui concerne les « intellectuels médiatiques » dont on parlera plus bas, et par pur effet de concurrence de la part de certains sociologues désireux de se faire un nom sur celui qui occupait et occupe toujours une place centrale dans le champ scientifique national et international (le syndrome Iznogoud de ceux qui veulent être califes à la place du calife, pourrait-on dire en reprenant l’image du héros de BD que Bourdieu cite à un moment du reste), la sociologie de Bourdieu n’a rien d’un carcan dogmatique ou d’un cadre rigide qui se réduirait à l’application de quelques concepts (habitus, capital, champ) ou d’une méthode systématique (rechercher les homologies positions, prises de position, dispositions). C’est avant tout la transmission d’un « métier », c’est-à-dire d’un ensemble de schèmes pratiques d’analyse, qui consistent en techniques à la fois empiriques et abstraites (aborder l’Etat à partir des calendriers, des commissions, etc., et frotter ces « petits objets » à des « grandes théories » sur l’Etat), en comparaisons parfois inattendues (la maison paysanne en Béarn et la maison du roi, etc.) ou en associations d’idées qui en disent parfois plus qu’un long développement. C’est aussi la découverte d’auteurs à l’époque pas très connus, souvent non encore traduits en français – E.P Thompson, E. Kantorowicz, S. Hanley, E. Laumann, M. Douglas, J. Strayer, G. Steinmetz, etc. (il suffit de consulter la bibliographie finale pour se faire une idée de l’étendue des connaissances brassées). On entend parler à la fois de P.-E. Will, professeur au Collège de France et spécialiste de la Chine ancienne, et de la réforme de l’orthographe qui a lieu au même moment en France ; de H. Brunner sur la crise de l’Etat égyptien antique qui éclaire le « malaise des banlieues » en proie au retrait de l’Etat, etc. ; de Marx avec Weber ou de Elias avec Durkheim… on pourrait multiplier les exemples. Ce cours est l’occasion, pour les lecteurs, étudiants ou non, savants ou autodidactes, qui n’ont pas suivi son enseignement, d’entrer dans un rapport pédagogique un peu particulier, qui n’a rien à voir avec l’inculcation d’un dogme, mais qui fonctionne comme vecteur d’émancipation intellectuelle, et sociale. Une ouverture vers d’autres espaces intellectuels plutôt qu’un enfermement dans une théorie souvent réduite à quelques concepts.
2- En quoi les analyses de Bourdieu sur l’État vous paraissent-elles éclairer les politiques menées depuis sa mort en 2002 ?
On voit à la fin du cours Bourdieu faire de plus en plus de références à ce qu’il considérait, au moment du cours qui était aussi la période où il travaillait à l’enquête collective publiée en 1993 sous le titre de La Misère du monde, comme une « démission de l’Etat », une déconstruction non seulement des services publics et des politiques sociales mais de l’idée même de « public » et de l’idéal d’universalité qui avait présidé, à travers des siècles de luttes de concurrence, de monopolisation et d’accumulation de capital bureaucratique, à la construction de l’Etat. Le processus était en cours en France, après l’Amérique du Sud, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, et il manquait peut-être à ses analyses le recul que nous avons aujourd’hui pour dire que les politiques libérales sont moins une disparition de l’Etat » qu’une transformation de l’Etat, de ses modes de gestion administratifs et de contrôle des populations. Il n’en reste pas moins qu’à partir des effets sociaux souvent catastrophiques que les enquêtes qu’il menait avec ses collaborateurs révélaient (le désarroi sinon le malheur des travailleurs sociaux, des enseignants, etc. ; le désespoir des ouvriers des paysans confrontés à un effondrement de leurs univers et une profonde crise de leurs modes de reproduction, voire de survie) , il mettait l’accent sur une lutte interne au champ du pouvoir, entre « la main gauche » et la « main droite » de l’Etat, incarnée par l’opposition entre les ministères « dépensiers » et « financiers », etc. De ce point de vue, le cours sur l’Etat montre la prise de conscience, à travers des analyses indissociablement empiriques, historiques et mêmes théoriques (la relecture de certains modèles génétiques, N.Elias, B. Moore, S.Eisenstadt, P.Anderson, C.Tilly, Corrigan et Sayer, etc.) d’une profonde transformation à l’œuvre dans l’ensemble du monde social – et dont nous sommes encore en train de payer les pots cassés, face à une droite au pouvoir qui est sans doute la plus dure, la plus cynique et la plus destructrice socialement depuis le XIX° siècle, au point de vouloir pousser encore plus loin les mesures dont on a pu et dont peut encore constater, au quotidien, les effets néfastes. Les attaques récentes contre la Mutualité française par exemple, le montrent clairement, et l’Education nationale n’a pas fini de se faire laminer : après l’évaluation, les statuts enseignants. Tout cela est déjà présent, en creux, dans le cours.
3- Que vous inspire le concert d’éloges posthumes que l’on a pu lire ces derniers jours dans une presse qui, de son vivant, ne l’a pas ménagé ?
Il est parfois difficile de comparer, les directeurs ou responsables ayant changé. La presse de gauche, ou plutôt de la gauche « social-démocrate », cette « deuxième gauche » convertie au libéralisme économique, et qui pleure dans ses pages sociales sur les mesures qu’elle vante par ailleurs dans ses pages financières, s’est surtout démenée contre le Bourdieu post-95, celui qui s’était prononcé en soutien du mouvement social de décembre, et qui tentait de construire, avec différentes composantes de ce mouvement social (la FSU était des premières réunions en 1999), un mouvement social européen, seule façon selon lui de contrer l’hégémonie idéologique et institutionnelle des politiques libérales de l’époque. Deux choses gênaient particulièrement cette gauche : la critique du journalisme comme instances souvent invisibles et d’autant plus insidieuses, de légitimation de ces politiques, et qui promouvaient un certain nombre d’intellectuels médiatiques toujours prompts à dénoncer les « corporatismes » des défenseurs des services publics (dont l’école), pour ne citer que cet exemple ; l’influence que cette critique des médias prenait sur le plan politique, en devenant non seulement une critique de « la production de l’idéologie dominante » (titre d’un article de Bourdieu en 1976 déjà, comme quoi son engagement politique ne datait pas de 1995), mais une base de mobilisation, de revendications. Au moment des élections européennes, en 1997 ou 1998, on parlait beaucoup de la possibilité d’une « liste Bourdieu », qui aurait regroupé des représentants de mouvements sociaux, comme Aline Pailler je crois. C’est à ce moment-là, sous le gouvernement Jospin triomphant, qui refusait au même moment la légalisation des sans-papiers par exemple, que la presse de la gauche social-démocrate-libérale s’est particulièrement déchaînée, et a lancé ses « chiens de garde » (BHL, Minc, Sollers, etc.), qui ont pris tous les prétextes pour déconsidérer l’action et, plus encore, la production scientifique de Bourdieu : assimilation de sa critique des médias à du totalitarisme voire à de l’antisémitisme, pas moins, réduction de sa sociologie à un marxisme stalinien – il fallait le faire, et faire preuve d’une malhonnêteté intellectuelle ou d’une incurie sans bornes pour écrire tout cela. Un encart du Monde Diplomatique de janvier 2012 livre un échantillon des perfidies qui ont été lancées. Cela a été particulièrement violent, et certains préjugés, que la publication de Sur l’Etat vise à déconstruire, portent encore la trace de ces années que l’on peut qualifier de véritable « haine » de la part de cette gauche-là envers Bourdieu, et ce qu’il représentait : une mise en œuvre, dans un contexte nouveau, de la tradition de l’intellectuel engagé, critique et autonome défendant ce qu’il croyait juste, et vrai. Une forme de « J’accuse… », un peu façon « intellectuel spécifique » comme le prônait Foucault quelques années plus tôt, une figure à laquelle Bourdieu préférait celle de « l’intellectuel collectif », incarnation de l’indépendance toujours à construire et à préserver, des sciences sociales.
Entretien FSU – janvier 2012
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