« voir comme on ne voit jamais »
dialogue entre Pierre Bourdieu et Toni Morrison, publié dans la revue Vacarme 06 / résister, inventer, produire. 1998.
L’entretien a eu lieu à Paris, le 22 octobre 1994.Pierre Bourdieu : L’intention de mes questions est d’essayer de vous donner l’occasion de dire des choses que vous n’avez pas dites. J’aurais bien aimé vous interroger sur Howard University, sur les maîtres que vous avez eus là-bas, par exemple Frazier, le grand auteur de Bourgeoisie noire ; et aussi sur votre rôle de Senior editor de Random House, où vous avez publié un certain nombre d’ouvrages importants de grands écrivains et analystes noirs. J’aurais aimé évoquer la controverse qui a entouré le prix Pulitzer en 1988, parce qu’il me semble que c’est une affaire très significative qui permet de réfléchir sur la situation particulière de l’écrivain noir dans le monde intellectuel américain. Mais j’en viens à quelque chose qui me paraît plus important. Vous avez analysé dans Playing in the Dark les images, secrètes, que la littérature blanche donne des Noirs. Mais il y a aussi une image blanche de la littérature noire, image terriblement stéréotypée : par exemple, même si vous n’aimez pas, et c’est très légitime, être traitée comme un écrivain noir, vous êtes un écrivain noir parce qu’on pense que vous êtes un écrivain noir — parce qu’il y a un stéréotype attaché à cette image, et qui oriente la lecture de votre œuvre. Ce stéréotype, quel est-il ? Par exemple, on fait de manière systématique le lien entre littérature noire et sciences sociales. Et, de façon générale, ce n’est pas un compliment... Albert Murray parlait de « social-science fiction », ce qui n’est pas une manière de faire honneur à cette littérature. On réduit l’œuvre littéraire au document, et lorsqu’on accorde aux écrivains noirs une capacité subversive, on la leur accorde sur le terrain socio-politique, pas sur le terrain formel. Par exemple, de même que le jazz a introduit des innovations tout à fait extraordinaires, qui ont été à la fois reçues et non reçues parce que cataloguées, cantonnées dans une région inférieure de l’art musical, de même un certain nombre d’innovations esthétiques de la littérature noire ont été renvoyées au folklore, et neutralisées dans leur spécificité littéraire ; par exemple dans Jazz, ce qui a été perçu, c’est le rythme beaucoup plus que la structure ; or, ce qui est intéressant, c’est la pluralité des voix et le fait qu’il n’y a plus de voix principale, de discours central... On pourrait dire la même chose sur l’écriture noire. On parle de sensualité, de chaleur, de sexualité, etc. Autrement dit, on trouve dans le discours sur votre œuvre tout ce que vous trouvez chez les écrivains blancs à propos des Noirs.
Toni Morrison : Être considéré uniquement comme témoin d’une certaine situation, ou comme quelqu’un qui n’a rien d’autre à dire que : « Aïe ! J’ai mal ! » ou « Je proteste ! », est profondément humiliant, même s’il est très important que les écrivains soient considérés dans leur contexte. J’ai essayé de faire de Beloved un roman historique, mais qui échappait aux limites de la discipline historique. Lorsque je l’ai fini, j’ai décidé de faire un livre consacré à la période historique suivante, qu’on appelle le Jazz Age (l’ère du Jazz). Mais ce que je voulais surtout, c’est que les lecteurs soient avant tout conscients de la construction, de l’élaboration apparente, dans laquelle je voulais utiliser, autant que possible, les structures du jazz. La comparaison avec cette musique est fondamentale car, s’il est vrai qu’on associe toujours à l’heure actuelle la culture du jazz à la sensualité, à l’illégalité, aux tam-tams et à l’exotisme, il est devenu difficile de s’en tenir là. À partir du moment où l’on fait la moindre analyse critique de cette musique, on ne peut en ignorer la sophistication. Mais ce n’est pas encore le cas dans le domaine de la littérature : quelle que soit la sophistication des œuvres, quelles que soient les réponses nouvelles, les subtilités et les innovations qu’elles apportent, tout cela est absolument ignoré ; la réaction est toujours des plus banales : on y voit quelque chose de « naturel », d’accessible, de magique ou de folklorique.
J’ajouterai que les journalistes sont tenus par les contraintes de leur métier. Mais je peux vous garantir que personne ne traite de ce qui m’intéresse : la structure enchâssée, la manière dont les histoires sont racontées, le refus de toute domination dans la narration par l’éclatement de la voix du narrateur.
Pierre Bourdieu : Tout ce que vous avez dit de l’écrivain noir vaut pour le sociologue : il s’efforce souvent de faire des choses assez sophistiquées, qui sont ramenées au pur « content. » C’est peut-être ce qui fait que j’ai été sensible à l’injustice qui est faite aux écrivains noirs. Maintenant, ce qui me paraît important, et que vous avez confirmé à l’instant, c’est qu’on prend souvent sur la littérature noire un point de vue non littéraire. Et pour adopter un point de vue proprement littéraire, il est important de resituer un écrit littéraire dans l’histoire littéraire, dans l’histoire des prédécesseurs, et évidemment, il nous faudrait beaucoup plus de temps — j’aimerais que vous puissiez nous dire un peu comment vous vous situez par rapport à ces gens du Harlem des années vingt, dont vous avez retrouvé l’époque dans Jazz ; ou par rapport à des gens comme Zora Neale Hurston, par exemple, qui est très importante pour nous, sociologues, parce qu’elle est à la fois écrivain et anthropologue. J’aimerais que vous nous disiez ceux de vos prédécesseurs dans lesquels vous vous reconnaissez, les écrivains noirs, mais aussi les écrivains blancs : Faulkner, Virginia Woolf, Garcia Marquez.
Toni Morrison : Comme tous les écrivains, je rêve d’être un auteur à part, sui generis, et assez original pour être au-delà de toute comparaison. Mais le fait est que nous avons tous beaucoup lu, et que nous aimerions ne pas avoir à reconnaître nos influences. Je suis cependant tout à fait consciente d’avoir été marquée par beaucoup d’auteurs américains ; des auteurs noirs et des auteurs blancs, parfois pour des raisons différentes, et parfois pour les mêmes raisons. Les gens qui ont le plus compté pour moi sont les écrivains des années vingt, des gens comme Jean Toomer [2] ; et surtout je me suis montrée très curieuse et attentive à l’égard de la littérature noire, ce qui m’a permis de découvrir des trésors jusque-là ignorés, pas des romans, mais des récits d’esclaves ou d’anciens esclaves. La littérature inclut à mes yeux cette quantité incroyable de récits écrits par des gens qui, par la plume, se défaisaient du joug de l’esclavage et entraient dans le monde de la liberté. Je ne connais pas, dans l’histoire de l’humanité, de peuple opprimé qui ait autant médité, écrit et publié sur sa propre situation. Et puis il y a eu aussi cette mine inépuisable de chansons, de paroles, de « spirituals », qui étaient et resteront toujours la voix du jazz ; cette forme de poésie m’a immédiatement parlé. Ces antécédents sont donc clairement présents dans mon œuvre. Mais dans certains cas, je remets en question ces écrivains : chez Ralph Ellison [3], par exemple, je m’interroge sur certaines voix narratives, j’essaie de voir si on ne pourrait pas les modifier, les diviser, pour créer un effet différent. Je comprends combien il était important pour tous ces écrivains, aussi bien ceux qui vivaient encore l’esclavage que ceux qui ont écrit au début du siècle, de prouver à un public blanc qui dictait les règles du jeu leur capacité à bien écrire. Ils approchaient l’écrit en utilisant une langue excessivement correcte et érudite. Ou bien, à l’inverse, ils essayaient de reproduire ce qu’on appelait alors le « dialecte » noir, faute de terme plus approprié ; mais ils le faisaient bien souvent avec maladresse, dans la transcription orthographique, pour essayer de mettre en valeur les spécificités de la langue noire. Ce problème m’intéresse particulièrement dans mon travail ; c’est dans cette mesure que je peux prétendre faire un effort conscient pour me rattacher à des auteurs du passé.
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