Malika GOUIRIR, P. Bourdieu et A. Sayad : une rencontre intellectuelle
Publié avec l’aimable autorisation de Malika GOUIRIR, G.Q.
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Malika GOUIRIR : P. Bourdieu et A. Sayad : une rencontre intellectuelle.
Article paru dans la revue de l’association culturelle berbére, N°54-55, printemps/été 2007, pp.17-20.
Introduction
Ce colloque « La Kabylie de Bourdieu » ne pouvait se tenir sans rendre hommage à son ami Abdelmalek Sayad, le grand sociologue algérien. Cette amitié intellectuelle a commencé à l’Université d’Alger en 1958. Leurs actions et positionnement scientifique lors d’une enquête sur les centres de regroupement les ont rapproché. Leur ascension sociale a eu, pour l’un comme pour l’autre, des conséquences sur les relations à leur groupe d’origine. A travers des objets d’étude, parfois communs, ces deux transfuges sociaux ont contribué à mieux faire comprendre les mécanismes des différentes formes de domination notamment symbolique. Cette présentation se base sur des écrits, notamment sur les hommages rendus par P. Bourdieu après la disparition d’Abdelmalek Sayad en mars 1998, et l’entretien biographique que celui-ci a accordé à Hassan Arfaoui.
Deux moments d’une rencontre intellectuelle
La rencontre à l’université d’Alger
La rencontre à l’université d’Alger
A la fin des années 50, Pierre Bourdieu est un professeur agrégé de philosophie, il accomplit ses obligations militaires au service de presse du gouvernement général. Il a tout le temps de lire et se rendre compte de la réalité algérienne. Pendant cette période, il écrit un livre « Sociologie de l’Algérie » dans la collection « Que sais-je ? » qui donnera la direction à ses futurs travaux sociologiques. Sa rencontre avec l’Algérie passe aussi par la photographie qui lui permet de saisir et d’objectiver ce qu’il voit et que personne ne décrit encore.
Il donne des cours de philosophie à l’Université d’Alger et l’un de ses étudiants s’appelle Abdelmalek Sayad. Ce dernier n’est pas un étudiant comme les autres. Il est plus âgé, déjà instituteur dans un quartier populaire d’Alger, motivé par l’enseignement d’une philosophie pratique, qui pouvait servir à la compréhension de la réalité sociale. Parallèlement à son travail d’enseignant et à ses études, il est engagé dans les mouvements d’indépendance. Ces activités multiples lui permettent de rencontrer des personnes de milieux et de convictions divers. Cet étudiant atypique ne peut pas assister à tous les cours et se sent peu légitime, « on a volé nos études » disait il. A l’Université d’Alger, la situation est particulière, deux clans co-existent, l’un détient le pouvoir intellectuel et envie les facultés parisiennes. L’autre est proche du pouvoir politique. P. Bourdieu occupe une place singulière par ses connaissances et son intérêt pour l’Algérie et les algériens, contrairement à une partie de ses collègues (intérêt attesté par son livre mais aussi par une conférence sur la « culture algérienne »). Très vite, il se sent (socialement et politiquement) plus proche de certains de ses étudiants algériens que des autres enseignants.
L’enquête sociologique sur les centres de regroupement
Ces premiers contacts entre le professeur de philosophie et le disciple se concrétisent par une collaboration scientifique. Les nécessités de la guerre ont amené des jeunes fonctionnaires, recrues de l’INSEE coopérants, plutôt ouverts, désireux de comprendre l’Algérie. Le contexte particulier de cette guerre (qui ne disait pas son nom) tisse objectivement des liens très forts entre ces jeunes gens de milieux et de formations différentes. A la fin des années 50, des articles sont publiés en France et parlent des centres de regroupement en Algérie et de la situation faite aux populations. Pour tenter d’échapper aux critiques, l’armée propose une enquête à l’ARDES, l’Association pour la Recherche Démographique, Economique et Sociale, ce bureau d'études, intégré au service des statistiques de l'Algérie, a pour mission de recenser les besoins du service public.
L’association demande à P. Bourdieu de prendre la direction de cette enquête sur les centres de regroupement. P. Bourdieu propose à A. Sayad de collaborer à ce projet. Enthousiaste, l’ancien étudiant engage des amis proches. P. Bourdieu entraîne toute son équipe (composée d’hommes et de femmes, d’étudiants algériens, d’enquêteurs venus de la France Métropolitaine) dans une immense investigation sur pratiquement tous les domaines (alimentation, logement, travail). La mise en commun des informations recueillies permettra de comprendre un peu mieux l’ampleur des bouleversements liés à la colonisation et la répression militaire. Ce travail établit les conséquences des transformations économiques d’une société coloniale sur les habitus des autochtones et inséparablement sur leurs pratiques sociales quotidiennes (notamment le rapport au travail et leurs rapports à la parenté).
Deux intellectuels attentifs
Lors de ces missions de travail, les deux chercheurs redoublent de vigilance vis-à-vis des conditions de production de savoir dans cette situation de guerre. Chaque enquêteur, quel qu’il soit, est placé sous l’œil des militaires, des indépendantistes mais aussi des populations déplacées.
L’Algérie que P. Bourdieu apprend à connaître se révèle très proche de ce qu’il a vécu dans son enfance dans le Béarn. L’enquête de l’ARDES l’entraîne en Kabylie avec A. Sayad comme guide. Mais Abdelmalek n’est pas un interprète qui ne traduit simplement les mots kabyles en mots français. Il invite à regarder, à faire des liens entre les éléments très disparates et surtout dispersés par la colonisation puis par la guerre et ses conséquences (déplacement des populations, anéantissement des activités agricoles et de l’ordre agricole).
A. Sayad, étant un « étudiant de l’intérieur comme un militant de l’intérieur » s’interroge sur le sens des attentats et la célébration des martyrs, devenue arme du nationalisme. Il est sensible aux divergences des positions des militants indépendantistes notamment à l’écart existant entre le point de vue des étudiants peu nombreux certes, mais ayant un statut et une légitimité intellectuelle reconnus, et celui des travailleurs plus nombreux et plus exposés à la répression policière que cela soit en métropole ou au pays. Sa contribution à cette lutte parfois ambiguë d’indépendance s’est avérée plus efficace par la participation à cette enquête de l’ARDES. P. Bourdieu reconnaît les qualités humaines de Sayad, toujours proche des enquêtés sans en être dupe. Décrire la situation dans les centres de regroupement revient à objectiver les violences faites aux populations. A. Sayad a pu ainsi agir à son niveau, saisir ce que la colonisation et la guerre ont fait de son pays, et grâce à Bourdieu, il a l’occasion d’écrire scientifiquement sur la réalité sociale et donc sur la réalité politique sans compromission (dans « le déracinement » publié en 1964).
Le travail sur l’Algérie (et plus précisément la Kabylie) semble avoir agi comme une sorte de révélateur pour P. Bourdieu. Il prend des photographies pour les enquêtes, il fera de même ensuite dans le Béarn lorsqu’il y étudiera les paysans dépossédés de l’ordre social qui était le leur. Réussir à objectiver la réalité algérienne et les bouleversements subis par l’économie paysanne (dite traditionnelle) lui permet d’envisager de faire de même (mais bien plus tard) pour la vie des paysans qui n’étaient pas encore appelés des agriculteurs et des classes populaires et moyennes (dans la « Misère du Monde » de 1993). Mais auparavant, il objectivera de manière radicale le système scolaire français, système qui l’a éloigné de son milieu familial tout en lui donnant les outils pour comprendre les diverses facettes du monde social.
L’ascension sociale de deux hommes d’origine rurale
Les affinités intellectuelles des deux hommes sont basées sur des similitudes dans leurs trajectoires sociales ascendantes. P. Bourdieu, est un ancien élève d’origine rurale béarnaise « monté à Paris » pour y suivre une excellente scolarité dans l’un des lycées les plus prestigieux. Tout lui réussit, il obtient l’agrégation de philosophie, se forge des amitiés solides, enseigne à l’université puis à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales avant d’occuper une chaire au Collège de France. Il transforme même la période de ses obligations militaires en temps de réflexion et d’écriture. Il parvient à imposer ses idées, et à élaborer des formes collectives de collaboration scientifique. Il abandonne une thèse avec G. Canguillem sur « les structures temporelles de la vie affective ». Sa carrière d’enseignant ne s’interrompt jamais et il obtient les distinctions intellectuelles les plus hautes, en France et à l’étranger. Son audience grandissante lui donne l’occasion de faire part de ses engagements militants.
A. Sayad est aussi un élève d’origine rurale kabyle qui devient instituteur après avoir fait fréquenté le lycée de Bougie, puis l’Ecole Normale de la Bouzaréa à Alger. Il sera maître d’école dans le quartier de Barberousse (casbah d’Alger). C’est une trajectoire ascendante particulièrement réussie pour un jeune homme kabyle à cette époque (« le bâton de maréchal » disait-il). Mais la situation de la fin de colonisation, la guerre remettent en cause tout cela. La conjoncture est particulièrement sombre après la guerre : des études restent inachevées malgré une collaboration fructueuse avec P. Bourdieu. Après l’Indépendance, il n’a plus de travail et survit difficilement tout en comptant sur des amitiés solides des deux côtés de la Méditerranée. Un ami lui offre le billet pour Paris. Après bien des tergiversations, il finit par accepter après le décès de son père. Il s'installe en France en 1963, il travaille en tant que vacataire avec P. Bourdieu et son équipe au Centre de Sociologie de l'Education et de la Culture et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il ne retournera en Algérie qu’en 1971. Il s’inscrit en thèse avec R. Aron mais ce travail intitulé « les emprunts linguistiques comme révélateurs des contacts culturels » n’aboutit pas. Par contre, il commence à publier des articles qui feront date (notamment « les enfants illégitimes » dans Actes de la Recherche en Science Sociale en 1975). Intégré au CNRS en 1977, il est nommé Directeur de recherches en sociologie.
Des préoccupations et des objets d’étude communs
Les transformations de l’ordre rural sont au cœur des préoccupations de deux hommes. Le passage de l’économie dite traditionnelle à une économie généralisée de marché s’est fait de manière très brutale en Algérie car il est redoublé par la colonisation, puis par la guerre. P. Bourdieu observe les conséquences, il est fasciné par l’économie de survie dans les quartiers populaires, les bidonvilles « où se déploie beaucoup d’ingéniosité et qui offre à beaucoup de gens des moyens minimaux de survie et surtout des raisons de vivre socialement c'est-à-dire d’échapper au déshonneur que représente, pour un homme qui se respecte, le fait de ne rien faire, de ne contribuer en rien à l’existence de sa famille ». Sayad, lui aussi constate ces dégradations généralisées des conditions de vie de ses compatriotes, devenus des « ruraux dépaysannés ». Cette première ethnographie du « déracinement » sera suivie 30 ans plus tard par la description et l’analyse de la précarisation des classes populaires et moyennes en France. Les outils de la sociologie (écouter, compter, objectiver, comparer) sont utilisés pour dépasser le choc émotionnel face à la détresse sociale où qu’elle soit. Etudier les pratiques effectives, dépasser les discours et lier les prises de position à la position sociale et aux ressources de l’enquêté, ces tâches s’avèrent plus utiles pour comprendre la réalité sociale que les indignations publiques et/ou mondaines.
Si P. Bourdieu peut choisir d’autres objets d’étude, A. Sayad est tributaire des contrats de recherche. Leur amitié perdure et permet à l’un comme à l’autre de s’interroger sur les effets de ces déstructurations sur les groupes. A. Sayad accompagne P. Bourdieu dans le Béarn, et tous deux observent l’impact des changements économiques sur le marché matrimonial des paysans béarnais. Cela donnera lieu à la description « d’un bal des célibataires » qui est la face visible d’une souffrance sociale (individuelle et collective) de voir compromis l’avenir d’un groupe.
Dans le projet d’intégration au CNRS d’A. Sayad, l’étude de l’immigration algérienne figure déjà en bonne place. La généralisation de l’immigration algérienne après l’Indépendance, est l’une des conséquences insoupçonnées (voire paradoxale) de la guerre d’Algérie. L’article « les trois âges de l’émigration » donne le ton des travaux de A. Sayad, toujours soutenu par P. Bourdieu.
Les manières de travailler des deux hommes diffèrent. P. Bourdieu travaille toujours avec une équipe plus ou moins nombreuse. Ses publications font l’objet d’une grande publicité et souvent de polémiques. P. Bourdieu s’acharne à prouver que les institutions scolaires, politiques et académiques transforment les inégalités sociales en différences individuelles et par là même les légitiment. Comprendre les points de vue des agents sera la préoccupation de toute l’équipe de P. Bourdieu lors de l’enquête sur « la misère du monde » aux débuts des années 90 à laquelle collabore A. Sayad.
A. Sayad travaille seul, ou avec quelques collaborateurs et de manière très discrète, avançant ses interprétations de manière continue. Il présente des entretiens prolongés avec ses enquêtés, il soigne la présentation de toutes les facettes d’une personne sans la juger et surtout sans jamais verser dans le misérabilisme ou le populisme. La description du bidonville de Nanterre en offre une parfaite illustration. La question de l’Etat est au cœur de leurs préoccupations. A. Sayad étudie l’immigration dans les relations internationales, la fonction symbolique de la naturalisation des « émigrés-immigrés ».
La pensée d’Etat est « ce système de catégories de perception et d'appréciation incorporé qui impose une grille nationale (et nationaliste) sur tout le perçu et qui renvoie l'émigré-immigré à l'étrangeté, à l'altérité, notamment lorsque, pour une infraction quelconque aux règles de la bienséance qui s'imposent aux non-nationaux, toujours menacés d'apparaître comme des intrus, il rappelle à ses " hôtes " son statut d'étranger ». A. Sayad a conservé la nationalité algérienne chèrement acquise, et il peut faire l’expérience des contraintes quotidiennes qui pèsent sur le travailleur immigré et étranger, qu’il soit intellectuel ou ouvrier. Ainsi, les difficultés et les délais pour obtenir un visa pour faire une conférence dans un autre pays lui rappellent sans cesse la condition des allogènes et l’inégale qualité associée à leur nationalité.
En guise de conclusion
P. Bourdieu et A. Sayad sont des transfuges, des personnes qui ont dépassé, dans un contexte particulier, les espérances subjectives et objectives de leur famille. S’accepter soi même lorsqu’on n’est pas un héritier légitime se traduit différemment suivant les trajectoires des deux hommes. A. Sayad a milité de manière active au début de sa vie et est resté fidèle à ses engagements politiques en rendant compte de la souffrance des populations déplacées (lors de la guerre, lors des migrations).
A. Sayad est un « passeur » et l’a tout d’abord été pour son ami P. Bourdieu. J’aimerai terminer sur une citation, un peu longue mais qui résume parfaitement ce que la Kabylie a apporté à P. Bourdieu : « … l’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère et récupérer tout ça sans drame, ce qui est un des grand problème de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J’ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j’ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d’abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l’accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait, -je crois que le mot n’est pas trop fort-, une véritable conversion ».
Sources
Cette présentation rapide de cette rencontre intellectuelle se base principalement sur les écrits suivants :
Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, collection Que sais-je ? 1958
Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, la crise de l'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964 (réed. 1996).
Pierre Bourdieu , (avec A. Darbel, et al), Travail et travailleurs en Algérie. Paris, Ed. de Minuit, 1964.
Pierre Bourdieu, Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Ed. de Minuit, 1977.
Pierre Bourdieu (sous la direction de) La misère du Monde, Paris, Seuil , 1993.
Pierre Bourdieu , Pour Abdelmalek Sayad , Hommage prononcé à l'Institut du monde arabe, le 2 avril 1998, à l'occasion d'une réunion en la mémoire d'Abdelmalek Sayad. Publié dans la revue Annuaire de l'Afrique du Nord, vol XXXVII, 1998.
Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut : Entretien sur l’esprit de la recherche, in Delsaut Y. et M-C Rivière Bibliographie des travaux de P. Bourdieu, Edition Les Cerises, 2002.
Pierre Bourdieu «Si le monde social m’est supportable c’est parce que je peux m’indigner », Entretien avec Antoine Spire. Paris l’Aube, 2002.
Pierre Bourdieu Images d'Algérie. Une affinité élective, (Entretien entre Pierre Bourdieu et Franz Schultheis, le 26 juin 2001 au Collège de France) Actes Sud/Sindbad/Camera Austria, 2003.
Abdelmalek Sayad (avec la collaboration d’Eliane Dupuy), Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Paris, Autrement 1995.
Abdelmalek Sayad
Histoire et recherche identitaire suivi d’un entretien avec Hassan Arfaoui, Saint Denis, Bouchène, 2002.
A. Sayad, L’immigration et les paradoxes de l’altérité.
T 1 : l’illusion du provisoire ; T2 : les enfants illégitimes
Editions Raisons d’agir, 2006, réédition par A. Spire du livre de 1991 épuisé.
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