Exposé-débat et participation aux tables-rondes du colloque "Pour un mouvement social européen", Athènes, Raisons d'agir-Grèce, Ta-Nea, Confédération générale des travailleurs grecs, Institut français d'Athènes, 3-5 mai 2001, in Le Monde Diplomatique, février 2002 — Page 3, aussi in Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Agone, 2002, P.465-469
Pierre Bourdieu
S’il est aujourd’hui important, sinon nécessaire, qu’un
certain nombre de chercheurs indépendants s’associent au
mouvement social, c’est que nous sommes confrontés à une
politique de mondialisation. (Je dis bien une « politique de
mondialisation », je ne parle pas de « mondialisation »
comme s’il s’agissait d’un processus naturel.) Cette
politique est, pour une grande part, tenue secrète dans sa
production et dans sa diffusion. Et c’est déjà tout un
travail de recherche qui est nécessaire pour la découvrir
avant qu’elle soit mise en œuvre. Ensuite, cette politique
a des effets que l’on peut prévoir grâce aux ressources de
la science sociale, mais qui, à court terme, sont encore
invisibles pour la plupart des gens. Autre caractéristique
de cette politique : elle est pour une part produite par des
chercheurs. La question étant de savoir si ceux qui
anticipent à partir de leur savoir scientifique les
conséquences funestes de cette politique peuvent et doivent
rester silencieux. Ou s’il n’y a pas là une sorte de non
assistance à personnes en danger. S’il est vrai que la
planète est menacée de calamités graves, ceux qui croient
savoir à l’avance ces calamités n’ont-il pas un devoir de
sortir de la réserve que s’imposent traditionnellement les
savants ?
Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout
en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait
funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment- entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui
est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres
savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur
savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut
être un savant autonome qui travaille selon les règles du
scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé,
c’est-à-dire un scholarship with commitment. Il faut, pour
être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un
savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail
savant, soumis aux règles de la communauté savante.
Autrement dit, il faut faire sauter un certain nombre
d’oppositions qui sont dans nos têtes et qui sont des
manières d’autoriser des démissions : à commencer par celle
du savant qui se replie dans sa tour d’ivoire. La dichotomie
entre scholarship et commitment rassure le chercheur
dans sa bonne conscience car il reçoit l’approbation de la
communauté scientifique. C’est comme si les savants se
croyaient doublement savants parce qu’ils ne font rien de
leur science. Mais quand il s’agit de biologistes, ça peut
être criminel. Mais c’est aussi grave quand il s’agit de
criminologues. Cette réserve, cette fuite dans la pureté, a
des conséquences sociales très graves. Des gens comme moi,
payés par l’État pour faire de la recherche, devraient
garder soigneusement les résultats de leurs recherches pour
leurs collègues ? Il est tout à fait fondamental de donner
la priorité de ce qu’on croit être une découverte à la
critique des collègues, mais pourquoi leur réserver le
savoir collectivement acquis et contrôlé ?
Il me semble que le chercheur n’a pas le choix aujourd’hui :
s’il a la conviction qu’il y a une corrélation entre les
politiques néolibérales et les taux de délinquance, une
corrélation entre les politiques néolibérales et les taux de
criminalité, une corrélation entre les politiques
néolibérales et tous les signes de ce que Durkheim aurait
appelé l’anomie, comment pourrait-il ne pas le dire ? Non
seulement il n’y a pas à le lui reprocher, mais on devrait
l’en féliciter. (Je fais peut-être une apologie de ma propre
position...)
Maintenant, que va faire ce chercheur dans le mouvement
social ? D’abord, il ne va pas donner des leçons - comme le
faisaient certains intellectuels organiques qui, n’étant pas
capables d’imposer leurs marchandises sur le marché
scientifique où la compétition est dure, allaient faire les
intellectuels auprès des non-intellectuels tout en disant
que l’intellectuel n’existait pas. Le chercheur n’est ni un
prophète ni un maître à penser. Il doit inventer un rôle
nouveau qui est très difficile : il doit écouter, il doit
chercher et inventer ; il doit essayer d’aider les
organismes qui se donnent pour mission - de plus en plus
mollement, malheureusement, y compris les syndicats - de
résister à la politique néolibérale ; il doit se donner
comme tâche de les assister en leur fournissant des
instruments. En particulier des instruments contre l’effet
symbolique qu’exercent les « experts » engagés auprès des
grandes entreprises multinationales. Il faut appeler les
choses par leur nom. Par exemple, la politique actuelle de
l’éducation est décidée par l’UNICE, par le Transatlantic
Institute, etc.(1) Il suffit de lire le rapport de
l’Organisation mondiale pour le commerce (OMC) sur les
services pour connaître la politique de l’éducation que nous
aurons dans cinq ans. Le ministère de l’Éducation nationale
ne fait que répercuter ces consignes élaborées par des
juristes, des sociologues, des économistes, et qui, une fois
mises en forme d’allure juridique, sont mis en circulation.
Les chercheurs peuvent aussi faire un chose plus nouvelle,
plus difficile : favoriser l’apparition des conditions
organisationnelles de la production collective de
l’intention d’inventer un projet politique et, deuxièmement,
les conditions organisationnelles de la réussite de
l’invention d’un tel projet politique ; qui sera évidemment
un projet collectif. Après tout, l’Assemblée constituante de
1789 et l’Assemblée de Philadelphie étaient composées de
gens comme vous et moi, qui avaient un bagage de juriste,
qui avaient lu Montesquieu et qui ont inventé des structures
démocratiques. De la même façon, aujourd’hui, il faut
inventer des choses... Évidemment, on pourra dire : « Il y a
des parlements, une confédération européennes des syndicats,
toutes sortes d’institutions qui sont sensées faire ça. » Je
ne vais en pas faire ici la démonstration, mais on doit
constater qu’ils ne le font pas. Il faut donc créer les
conditions favorables à cette invention. Il faut aider à
lever les obstacles à cette invention ; obstacles qui sont
pour une part dans le mouvement social qui est chargé de les
lever - et notamment dans les syndicats...
Pourquoi peut-on être optimiste ? Je pense qu’on peut parler
en termes de chances raisonnables de succès, qu’en ce moment
c’est le kairos, le moment opportun. Quand nous tenions ce
discours autour de 1995, nous avions en commun de ne pas
être entendus et de passer pour fous. Les gens qui, comme
Cassandre, annonçaient des catastrophes, on se moquait
d’eux, les journalistes les attaquaient et ils étaient
insultés. Maintenant, un peu moins. Pourquoi ? Parce que du
travail a été accompli. Il y a eu Seattle et toute une série
des manifestations. Et puis, les conséquences de la
politique néolibérale - que nous avions prévues
abstraitement - commencent à se voir. Et les gens,
maintenant, comprennent... Même les journalistes les plus
bornés et les plus butés savent qu’une entreprise qui ne
fait pas 15 % de bénéfices licencie. Les prophéties les plus
catastrophistes des prophètes de malheur (qui étaient
simplement mieux informés que les autres) commencent à être
réalisées. Ce n’est pas trop tôt. Mais ce n’est pas non plus
trop tard. Parce que ce n’est qu’un début, parce que les
catastrophes ne font que commencer. Il est encore temps de
secouer les gouvernements sociaux-démocrates, pour lesquels
les intellectuels ont les yeux de Chimène, surtout quand il
en reçoivent des avantages sociaux de tous ordres...
Un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance
d’être efficace que s’il réunit trois composantes :
syndicats, mouvement social et chercheurs - à condition,
évidemment, de les intégrer, pas seulement de les
juxtaposer. Je disais hier aux syndicalistes qu’il y a entre
les mouvements sociaux et les syndicats dans tous les pays
d’Europe une différence profonde concernant à la fois les
contenus et les moyens d’action. Les mouvements sociaux ont
fait exister des objectifs politiques que les syndicats et
les partis avaient abandonnés, ou oubliés, ou refoulés.
D’autre part, les mouvements sociaux ont apporté des
méthodes d’action que les syndicats ont peu à peu, encore
une fois, oubliées, ignorées ou refoulées. Et en particulier
des méthodes d’action personnelle : les actions des
mouvements sociaux recourent à l’efficacité symbolique, une
efficacité symbolique qui dépend, pour une part, de
l’engagement personnel de ceux qui manifestent ; un
engagement personnel qui est aussi un engagement corporel.
Il faut prendre des risques. Il ne s’agit pas de défiler,
bras dessus bras dessous, comme le font traditionnellement
les syndicalistes le 1er mai. Il faut faire des actions, des
occupations de locaux, etc. Ce qui demande à la fois de
l’imagination et du courage. Mais je vais dire aussi :
« Attention, pas de “syndicalophobie”. Il y a une logique des
appareils syndicaux qu’il faut comprendre. » Pourquoi est-ce
que je dis aux syndicalistes des choses qui sont proches du
point de vue que les mouvements sociaux ont sur eux et
pourquoi vais-je dire aux mouvements sociaux des choses qui
sont proches de la vision que les syndicalistes ont d’eux ?
Parce que c’est à condition que chacun des groupes se voie
lui-même comme il voit les autres qu’on pourra surmonter ces
divisions qui contribuent à affaiblir des groupes déjà très
faibles. Le mouvement de résistance à la politique
néo-libérale est globalement très faible et il est affaibli
par ses divisions : c’est un moteur qui dépense 80 % de son
énergie en chaleur, c’est-à-dire sous forme de tensions, de
frictions, de conflits, etc. Et qui pourrait aller beaucoup
plus vite et plus loin si...
Les obstacles à la création d’un mouvement social européen
unifié sont de plusieurs ordres. Il y a les obstacles
linguistiques, qui sont très importants, par exemple dans la
communication entre les syndicats ou les des mouvements
sociaux - les patrons et les cadres parlent les langues
étrangères, les syndicalistes et les militants beaucoup
moins. De ce fait, l’internationalisation des mouvements
sociaux ou des syndicats est rendue très difficile. Puis il
y a les obstacles liés aux habitudes, aux modes de pensée,
et à la force des structures sociales, des structures
syndicales. Quel peut être le rôle des chercheurs là-dedans
? Celui de travailler à une invention collective des
structures collectives d’invention qui feront naître un
nouveau mouvement social, c’est-à-dire des nouveaux
contenus, des nouveaux buts et des nouveaux moyens
internationaux d’action.
(1) Lire Europe Inc. Liaisons dangereuses entre institutions
et milieux des affaires européens, CEO, Agone, Marseille,
2000.
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voir également:
en ligne: Pierre Bourdieu, autour des Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique
en ligne: Pierre Bourdieu, autour du mouvement social européen
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de Contre-feux 2
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de Contre-feux
en ligne: articles de Pierre Bourdieu dans Le monde diplomatique
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de Raisons d'Agir
video: Pierre Bourdieu, entretien avec Konstantinos Tsoukalas, mars 1995
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voir également:
en ligne: Pierre Bourdieu, autour des Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique
en ligne: Pierre Bourdieu, autour du mouvement social européen
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de Contre-feux 2
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de Contre-feux
en ligne: articles de Pierre Bourdieu dans Le monde diplomatique
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de Raisons d'Agir
video: Pierre Bourdieu, entretien avec Konstantinos Tsoukalas, mars 1995
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