Entretien avec Patrick Champagne : Bourdieu, l’État et la domination (in Alternative libertaire N°219, été 2012)
La publication des cours de Pierre Bourdieu au Collège de France
sur la question de l’État 1 nous offre l’occasion de revenir avec
Patrick Champagne sur la parution de cet imposant volume et notamment
sur l’apport spécifique de la sociologie de Bourdieu, disparu il y a
maintenant dix ans, à la connaissance de l’État et au rapport entre
l’État et la domination.
AL : Bien qu’aucun
livre n’ait été publié sur le sujet la question de l’ État était déjà
présente dans l’œuvre de Bourdieu, dans la Domination masculine il
disait déjà son étonnement devant « le fait que l’ordre du monde tel
qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre
ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo
respecté, (…) que les conditions d’existence les plus intolérables
puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles »…
Patrick Champagne : Cette
citation pose très bien le problème : on constate qu’il n’y a pas de
révolution permanente du monde et que ce qui domine, c’est un pur
constat, c’est l’ordre social et la reproduction sociale qui ne peuvent
être durablement assurés par la seule force parce que, comme le dit
l’expression, « on ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque
citoyen ». Et il faudrait ajouter, un gendarme derrière chaque gendarme
pour s’assurer que le gendarme se comporte bien en gendarme, etc. C’est
le concept d’habitus qui permet de comprendre pourquoi il n’y a pas lieu
de faire une régression à l’infini. En effet, contre la tendance à
réduire les formes de domination aux aspects les plus brutaux (à la
force militaire le plus souvent), Bourdieu montre qu’il y a des formes
de domination douces, et que ces formes de domination – qu’il appelle
« symboliques » en ce sens que ce qui est agissant ce sont les
catégories de perception des individus – sont si fondamentales qu’on
peut même dire qu’il n’y aurait pas d’ordre social possible sans
l’existence de ces formes de domination. Si les rapports de force
n’étaient que des rapports de force physiques, militaires ou
économiques, ils seraient infiniment plus fragiles et très faciles à
inverser.
Mais alors comment expliquer cette adhésion spontanée des individus au monde tel qu’il est ?
La réponse à cette question, Bourdieu l’a trouvée depuis
longtemps dans un article de Durkheim et Mauss qui montrait la relation
d’homologie existant entre les structures mentales et les structures
sociales ou pour le dire vite, le fait que les structures mentales sont
l’expression, la retraduction, au niveau symbolique, des structures
sociales. Les individus acceptent le monde tel qu’il est parce que les
catégories mentales à travers lesquelles ils le perçoivent sont en
grande partie produites par ce même monde social, et parce que les
catégories mentales qui s’imposent à tous sont celles des dominants.
Autrement dit, il y a des formes de pensée dans nos cerveaux qui sont le
produit de l’incorporation de formes sociales, le maintien de l’ordre
résultant de la circularité du processus : les structures sociales
produisent des habitus structurés qui renforcent à leur tour ces
structures sociales qui produisent des habitus structurés… Ces rapports
de force sont aussi des rapports de communication, c’est-à-dire des
rapports symboliques, parce qu’ils sont inséparablement des rapports de
sens, le dominé étant aussi quelqu’un qui connaît et reconnaît grâce au
langage avec lequel il perçoit le monde.
Celui qui se soumet, qui obéit, qui se plie à un ordre
opère une action cognitive, une action qui met en œuvre des catégories
de perception, des principes de vision et de division. Bourdieu
introduit ainsi dans l’analyse le pouvoir symbolique, c’est-à-dire ce
pouvoir qui s’exerce de manière si invisible qu’on en oublie même
l’existence et que ceux qui le subissent, c’est ce qui fait son
efficacité, sont les premiers à en ignorer l’existence.
Et donc pour en revenir à la question spécifique de l’État ?
Bourdieu s’interroge sur la contribution de l’État à la
production de ces structures cognitives qui font le sens commun d’un
groupe social, sa partie indiscutée. Mais au lieu d’aborder frontalement
cette chose complexe qui est désignée par le mot État, Bourdieu va
prendre pour objet des actions très ordinaires qui sont ce qu’il appelle
des actes d’État. […] S’agissant de définir l’État, Bourdieu va, en
ajoutant, à la célèbre formule de Max Weber selon laquelle l’État est
l’institution qui revendique avec succès le monopole de la violence
physique légitime (armée, police), le fait qu’il revendique également
avec succès le monopole de ce qu’il nomme « la violence symbolique
légitime ». Et il pose que l’ordre du monde social est en fait assuré
par cette violence symbolique légitime de l’État, plus que par la
violence physique, cette dernière supposant d’ailleurs la violence
symbolique légitime pour s’exercer puisqu’il faut que les soldats et les
policiers acceptent d’obéir aux ordres, acceptent de réprimer, refusent
de basculer du côté des émeutiers, ce qui renvoie à leurs catégories de
perception, à leur sentiment de se comporter ou non de manière
légitime.
La socialisation est donc plus efficace que la force brute ?
Tout à fait, l’essentiel de la domination passe par la
socialisation, par l’imposition de structures mentales, de principes de
classification. Et l’État doit être pensé comme producteur qui
revendique le monopole des principes de classement, c’est-à-dire de
structures structurantes susceptibles d’être appliquées à toutes les
choses du monde, et en particulier aux choses sociales. La spécificité
de l’État réside dans le fait que plus il se développe, moins il domine
par la violence physique et plus il tend à dominer par la violence
symbolique parce qu’il parvient à imposer de manière universelle, à
l’échelle d’un ressort territorial de plus en plus vaste, des principes
communs de vision et de division, des formes symboliques, des principes
de classification. Bourdieu propose donc une nouvelle définition de
l’État : l’État est l’institution qui a le pouvoir extraordinaire de
produire un monde social de grande dimension qui est ordonné sans
nécessairement donner d’ordres et sans exercer de coercition permanente.
Le désordre qui surgit ça et là tend à faire oublier l’énorme quantité
d’actions de tous les jours qui pourraient être désordonnées et qui ne
le sont pas, et qui font qu’il y a un monde vivable, prévisible, qui
fait qu’on peut anticiper ce que les gens vont faire. L’ordre public,
résume Bourdieu, ne repose pas sur la menace, mais sur le consentement.
[…] Et cette espèce de violence, parce qu’elle est intériorisée, parce
qu’elle est enfouie dans les têtes, dans les inconscients, parce qu’elle
incorporée, elle permet d’obtenir l’obéissance sans la demander, sans
menace : on pourrait presque dire parce qu’elle est obéissance quasi
naturelle.
Mais comment penser l’État alors que nous sommes, comme le rappelle Bourdieu, « étatisés » ?
Pour reprendre la métaphore de Heidegger que Bourdieu
citait déjà dans L’Amour de l’art, l’État ce sont nos lunettes pour voir
le monde. Nous n’avons, pour penser le monde social, qu’une pensée qui
est le produit d’un monde social étatisé. Et nous sommes le produit du
monde que nous essayons de comprendre. La compréhension première que
nous en avons, nous la devons à notre immersion dans ce monde. Or, cette
compréhension première, immédiate, est dangereuse parce qu’elle est
aliénée en ce sens que c’est une compréhension qui ne se comprend pas
elle-même, qui ne comprend pas les conditions sociales de sa propre
possibilité. L’État, dit Bourdieu, reste l’impensé de la plupart de nos
pensées, y compris et peut-être surtout de notre pensée sur l’État.
Mais donc Bourdieu lui-même est étatisé, comment se sortir de cette impasse ?
Pour sortir de ce véritable piège, Bourdieu use de deux
techniques, la débanalisation et la genèse des institutions,
c’est-à-dire le recours à l’histoire. Par la débanalisation, il s’agit
de cesser de trouver évident ce qui ne devrait pas l’être, de cesser de
considérer comme ne faisant pas problème ce qui devrait faire problème.
[…] Outre cette débanalisation, Bourdieu recourt à l’histoire afin de
surmonter l’amnésie des commencements qui est inhérente au processus
d’institutionnalisation, car en revenant aux débats initiaux, on peut
apercevoir que là où il est resté un seul possible perçu comme naturel,
il y en avait initialement plusieurs. […] Pour comprendre complètement
la genèse de l’État, et c’est sur ce point que Bourdieu se distingue de
ceux qui ont essayé de penser l’État avant lui, il faut donner la
priorité au capital symbolique, c’est-à-dire à cette forme de capital
qui naît de la relation entre une espèce quelconque de capital et les
agents socialisés de manière à le connaître et le reconnaître. Le
capital symbolique est adhésion, reconnaissance, légitimité. […] L’État
est une sorte de banque centrale de capital symbolique, le lieu où
s’engendrent et se garantissent toutes les monnaies fiduciaires qui
circulent dans le monde social, et tous ces véritables fétiches que sont
les titres scolaire, la culture légitime, l’orthographe, la nation,
etc. pour lesquels tout ou partie d’un pays est prêt à mourir. […]
Prenant l’exemple du capital culturel, Bourdieu montre que le processus
de concentration va de pair avec un processus de dépossession :
constituer une ville comme la capitale, comme lieu où se concentrent
toutes les formes de capital, c’est constituer la province comme
dépossession du capital ; constituer une langue comme légitime, c’est
constituer toutes les autres langues comme des patois ; délivrer des
diplômes garantissant la possession d’une culture scolaire garantie,
c’est dénier le statut de culture – au sens où l’on parle d’un homme
« cultivé » – aux autres cultures, au sens ethnologique.
Ainsi la constitution de l’État c’est également la constitution d’une uniformisation généralisée…
En effet, la genèse de l’État est inséparable de la
constitution d’un monopole de l’universel, l’exemple par excellence
étant la culture qui est légitime parce qu’elle se présente comme
universelle, offerte à tous alors que, au nom de cette universalité, on
peut éliminer sans crainte ceux qui ne la possèdent pas. Cette culture
qui apparemment unit, en réalité divise, et est un des grands
instruments de domination puisque une minorité en a le monopole, la
constitution de cet universel et son accumulation, étant inséparables de
la constitution d’une caste, d’une noblesse d’État, d’une catégorie
d’agents sociaux qui monopolisent l’universel. Faire la genèse de
l’État, c’est, en définitive, faire la genèse d’une institution qui a
réussi à produire un vaste espace homogénéisé, unifié, à l’intérieur
duquel, par exemple, un mode d’expression symbolique s’impose de manière
monopolistique : il faut parler, s’habiller, se tenir de manière
« correcte » et de cette manière seulement. Cette unification du marché
des biens symboliques, c’est l’État qui la fait en se faisant. C’est une
des manières pour l’État de se faire que de faire l’orthographe
normalisée, que de faire les poids et mesures normalisés, que de faire
le droit normalisé, de remplacer les droits féodaux par un droit unifié,
etc. Ce processus d’unification, de centralisation, de standardisation,
d’homogénéisation, qui fait l’État, s’accompagne d’un processus qui se
reproduit, à chaque génération, à travers le système scolaire, celui-ci
faisant des individus normalisés homogénéisés du point de vue de
l’écriture, de l’orthographe et de la manière de parler. […] L’État
domine en inculquant des structures cognitives semblables à l’ensemble
des agents soumis à sa juridiction et est au principe d’un « conformisme
logique et moral » (…). En inculquant des structures cognitives
communes – en grande partie à travers le système (…) qui sont tacitement
évaluatives, en les produisant, en les reproduisant, en les faisant
reconnaître, en les faisant incorporer, l’État apporte une contribution
essentielle à la reproduction de l’ordre symbolique qui contribue de
manière déterminante à l’ordre social et à sa reproduction. L’État est
le principal producteur d’instruments de construction de la réalité
sociale.
Cependant, pour Bourdieu, ce
processus d’unification par lequel se constitue l’État n’est pas sans
ambiguïté et comporte deux faces inséparables…
Effectivement, après un long processus de concentration
et d’unification, on arrive à un État unique, avec une langue unique, un
droit unique. Ce processus conduit à l’uniformité, et au monopole de
ceux qui bénéficient du processus, de ceux qui produisent l’État et sont
en position de s’approprier les profits que procure l’État. Il y a
monopolisation de tout ce que l’État produit en se produisant. Cette
monopolisation de l’universel et de la raison implique délocalisation et
dé-particularisation. Plus on va vers un État unifié, plus on peut se
comprendre et communiquer. Mais simultanément, le progrès vers
l’universalisme est, en même temps, monopolisation de l’universel. En
ces temps de remise en cause de la place de l’État dans ses actions les
plus visibles, on voudrait que ces cours prononcés il y a maintenant 20
ans, qui montrent de manière lumineuse que l’État est partout, y compris
là où on l’attend le moins, puissent contribuer à sortir de ces
problématiques politiques sommaires qui consistent seulement, pour des
raisons purement budgétaires, à se demander s’il y a « trop » ou « pas
assez d’État ».
propos recueillis par David (AL Paris Nord-Est)
(source Alternative libertaire)
voir également:
en ligne: Pierre Bourdieu, autour de ses ouvrages consacrés à l'État
en ligne: Pierre Bourdieu, autour du livre Sur l'État. Cours au Collège de France (1989-1992)
video: Colloque du 23 janvier 2012. Penser l'Etat avec Pierre Bourdieu
Textes de Pierre Bourdieu à propos de l'État
écouter: Patrick Champagne, à propos de Pierre Bourdieu
en ligne: Rémi Lenoir, Bourdieu, diez años después: legitimidad cultural y estratificación social + entretien
écouter: Franck Poupeau, à propos de l'ouvrage de Pierre Bourdieu, Sur l'Etat, Radio Libertaire, 23.02.2012
trois questions à Patrick Champagne à propos du livre de Bourdieu Sur l'Etat
écouter: Patrick Champagne et Franck Poupeau, à propos du livre Sur l'Etat de Pierre Bourdieu + entretien avec Patrick Champagne et Gisèle Sapiro
Inédit. Pierre Bourdieu, Le Sociologue devant l’État, Communication au XIe colloque : « Les sciences sociales dans les années 1980, défis et tâches » 1982.
un entretien de la FSU avec Franck POUPEAU à propos du livre de Bourdieu Sur l’Etat
écouter: Pierre Encrevé, à propos de Pierre Bourdieu
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