Argumentaire
La sociologie économique de Pierre Bourdieu n’est pas toute entière
contenue dans le seul ouvrage consacré aux structures sociales de
l’économie (2000). On trouve dans La Distinction (1979), une théorie de «
l’orchestration » entre l’offre et la demande ; dans La Noblesse d'État
(1989) une analyse des luttes au sein du champ du pouvoir économique et
de ses effets sur le fonctionnement et les transformations du monde
social et économique ; dans les travaux d’ethnologie sur l’Algérie, une
réflexion sur la genèse de l’habitus économique rationnel des individus
socialisés dans un cosmos capitaliste ; dans des travaux plus théoriques
sur le sens pratique (1980) une critique de l’usage de l’homo
œconomicus rationnel et de l’utilitarisme dans les sciences sociales ;
etc.
Un apport essentiel de la sociologie économique de Pierre Bourdieu
réside dans son exigence à promouvoir le mode de pensée relationnel. En
replaçant, chaque fois, les pratiques et les représentations des agents
dans le cadre de l’ensemble des autres pratiques et des autres
représentations qui leur seraient socialement disponibles au moment où
ils agissent, cette sociologie économique donne à voir, non pas la
rationalité (calculatrice) des choix effectués par les agents et les
résultats qu’ils obtiennent, mais la raison qui en est au principe, et
qui est elle-même socialement déterminée par l’histoire individuelle
(l’habitus de classe) et collective (les luttes de concurrence).
L’enjeu de cette journée d’études est de rassembler les travaux de
recherche qui, parce qu’ils mobilisent les outils et le mode de pensée
relationnel, perpétuent cette manière spécifique de faire de la
sociologie économique. Afin de donner un cadre aux discussions
susceptibles de s’engager entre les chercheurs, nous proposons que les
propos s’axent autour des thèmes suivants :
Penser l'ajustement entre l'offre et la demande : L'homologie structurale
Le concept d'homologie structurale permet de penser l'ajustement
entre offre et demande. Cet ajustement n'est ni l'imposition de
productions aux consommateurs, ni l'anticipation des « besoins » des
consommateurs par les producteurs. Il s'agit du « résultat de
l'orchestration objective de deux logiques relativement indépendantes,
celle du champ de production et celle du champ de consommation. »
L'analyse en termes d'homologie structurale a été plus
particulièrement développée en matière de biens culturels. Pourtant, la
sociologie économique est concernée au premier chef : les producteurs,
les produits, les consommateurs et leurs besoins, ne sont pas ici de
commodes métaphores, car c'est par référence au marché économique que
ces mots prennent sens pour éclairer les logiques de champs et leurs
rapports. Comment placer l'homologie structurale au cœur de l'analyse
de marchés, de sous champs économiques ? Comment – au sens propre - les
consommateurs choisissent-ils des produits qui les choisissent ? On
attend des contributions qui mettront en évidence la pertinence du
concept, et qui montreront que la métaphore de l'orchestration est
préférable à celle de la main invisible pour penser la rencontre entre
l'offre et la demande.
Le dialogue de Bourdieu avec l’économie
Paradoxalement, Pierre Bourdieu a engagé un dialogue critique avec
l’économie mainstream (et son rejeton sociologique, la « théorie du
choix rationnel ») sans pour autant chercher d’alliés du côté des
économistes hétérodoxes.
Dans un premier temps, le concept économique d’intérêt, appliqué aux
mondes de l’art, de la culture, de la religion, a été pour lui un moyen
de « désenchanter» ces mondes et de les observer d’un point de vue
matérialiste. Dans ses études désormais un peu oubliées qu’il a faites
avec Alain Darbel sur les stratégies de fécondité, il est en apparence
très proche de la théorie de la famille de Gary Becker, au point que
certains auteurs (e.g. Fiske) ont cru mettre en évidence la parenté
entre les deux auteurs. Mais, à la différence de Gary Becker ou de James
Coleman (avec qui on sait peu qu’il a co-signé un ouvrage, inédit en
français), Bourdieu ne fait pas du calcul rationnel et de la
maximisation de l’utilité les ressorts de l’ensemble des actions, il
pose la question des conditions sociales de possibilité de la
rationalité économique, comme cas particulier du possible, en matière de
ressorts de l’action.
Dans ses derniers écrits, une fois bien établie la notion d’illusio
(en relation avec celle de champ), en lieu et place du concept
d’intérêt, sa position devient explicitement critique, et son étude
empirique sur le marché de la maison individuelle pose les principes
d’une approche du monde économique explicitement alternative de celle de
l’économie mainstream. Nous aurons à nous interroger sur ces
différentes étapes du rapport à l’économie dans l’évolution de la pensée
de Bourdieu, ainsi que sur l’intrigue que constitue l’absence chez lui
de toute référence aux économistes hétérodoxes.
Autonomisation du champ économique, constitution d’un habitus économique
Depuis ses travaux sur l’Algérie, Bourdieu a souvent mis en lumière
l’opposition entre les mondes domestiques ou traditionnels, qui reposent
sur une dénégation de l’économie et cet univers spécifique qu’il
appelle le « champ économique ». Au terme d’un processus historique de
différenciation et au prix d’une révolution symbolique radicale, le
champ économique s’est autonomisé (au moins relativement) en un cosmos
réglé par un nomos spécifique que l’on peut résumer par la tautologie «
les affaires sont les affaires » : dans ce champ désormais autonome il
devient légitime de « faire de l’argent » comme une fin en soi, sans
qu’aucune autre justification (morale ou religieuse) entre en ligne de
compte.
Parallèlement à ce processus, un habitus économique adapté à ce champ
a fait son apparition. De nombreux auteurs, historiens de l’économie ou
sociologues (e.g. Viviana Zelizer), ont contribué à décrire
quelques-unes des étapes par lesquelles s’est progressivement autonomisé
le champ économique et établi l’habitus économique. Nous invitons les
participant(e)s à proposer des contributions sur ces thèmes.
La diffusion du nomos économique dans des sous-champs d’activité
En 1997, dans un article-bilan consacré au « champ économique »,
Bourdieu décrit cet univers, historiquement construit, où le nomos
spécifique est la recherche de la maximisation du profit matériel
individuel. Constatant la diffusion de ce nomos à de plus en plus de
sphères de l’existence, Bourdieu parle d’une « révolution conservatrice
». Celle-ci a lieu par exemple dans l’édition (1999), où un processus de
concentration affecte ce sous-champ d’activité, transformant les
pratiques et les subordonnant de plus en plus étroitement aux normes
commerciales.
Les interrogations portent alors sur le caractère irréversible ou non
de ce phénomène, ou sur l’état des résistances à cette emprise de la
marchandisation. En plus des contributions aujourd’hui classiques en
sociologie économique, en termes de construction sociale des activités
économiques (Garcia-Parpet, 1986), nous sollicitons aussi des travaux
qui décrivent et réfléchissent aux déterminants de l’avancée de ce nomos
économique et des luttes, internes à différents sous-champs
économiques, pour la préservation de leurs frontières, de leur autonomie
et de leurs pratiques.
Les transformations du champ du pouvoir économique depuis La noblesse d'État
A partir de l’analyse menée sur l’état du champ du pouvoir économique
dans les années 1970 (La Noblesse d'État, 1989), Bourdieu fait le
constat d’une consolidation de la position des banques et des banquiers,
d’une perte d’autonomie financière des entreprises industrielles, et au
sein de celles-ci, d’un renforcement de la direction financière par
rapport à la direction technique. Plus précisément, il montre que les
positions centrales du champ du pouvoir économique sont principalement
occupées par les « patrons d'État ». Dans la concurrence qui les oppose
aux « patrons familiaux » (fondateurs ou héritiers) et aux « patrons
techniquement compétents » (ingénieurs polytechniciens), ces anciens
élèves de Sciences Po ou de l’ENA sont porteurs, à la fois, d’un nouveau
mode de domination, de type moderniste, qui prend la forme d’un
néo-paternalisme éclairé, inspiré des techniques modernes de management
néolibéral à l’américaine (flexibilité, autonomie, benchmarking, etc.),
et d’une nouvelle vision du monde économique et social, hautement
euphémisé, qui s’appuie largement sur l’utilisation d’un langage
d’entreprise conçu, par exemple, pour masquer les hiérarchies formelles
ou pour rendre plus douces les formes objectives de contrainte liées à
l’organisation productive.
Où en sont aujourd’hui les « patrons d'État » ? Occupent-ils toujours
une position centrale dans la structure de la distribution du pouvoir
économique, politique et social ? Dans ce cas, quelles sont les
stratégies de reproduction qu’ils ont mises en place pour se maintenir ?
Et quelles transformations du champ du pouvoir, et du champ des Écoles
du pouvoir, cela a-t-il induit ? En apportant des réponses à ces
questions suscitées par les travaux de Bourdieu, on voudrait pouvoir
mieux saisir le lien entre les stratégies des dominants en lutte dans le
champ du pouvoir économique et le processus de financiarisation de
l’économie.
Calendrier
Les intentions de communication (environ 3000 signes) devront être
envoyées à l'adresse suivante : je.socio.eco.bourdieu@gmail.com
avant le 15 mai 2012
L'avis du comité scientifique sera communiqué
le 15 juin.
Les communications retenues devront être envoyées
avant le 31 juillet, de façon à être mises en ligne.
Pour toute information complémentaire, n'hésitez pas à contacter les membres du comité d'organisation.
- bernard.convert@univ-lille1.fr
- helene.ducourant@univ-lille1.fr
- fabien.eloire@univ-lille1
Comité scientifique :
- Bernard Convert (Clersé),
- François Denord (CSE),
- Johan Heilbron (CSE),
- Marie-France Garcia Parpet (CSE),
- Frédéric Lebaron (CURAPP),
- Monique de Saint Martin (IRIS)
Comité d'organisation :
- Bernard Convert (Clersé),
- Hélène Ducourant (Clersé),
- Fabien Éloire (Clersé)